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voulais à chaque instant prendre congé ; mais Si-Obong fit successivement apporter une jarre d’arak, des noix d’areca, des feuilles de sirih et de bétel, m’obligeant ainsi à demeurer chez elle. Bref, elle me garda, presque de force, jusqu’à la chute du jour.

Quand je sortis pour retourner à bord, la pluie commençait à tomber fort dru, et je fis un détour considérable à travers bois pour m’abriter tant bien que mal contre ce déluge. Avant notre sortie des bois, la nuit était complète. Mes interprètes et les deux matelots que j’avais emmenés pour me servir d’escorte piétinaient dans la boue, et se trouvaient par momens assez écartés de moi. Le vent courbait la tige des arbres. Les torches dont nous avait pourvus l’hospitalité de Tamawan s’étaient éteintes l’une après l’autre. Nos guides semblaient fort peu sûrs de retrouver leur chemin dans ces taillis où nul sentier n’était régulièrement tracé. Bref, nous étions tous de mauvaise humeur, et je ne pouvais m’empêcher de ressentir quelques vagues inquiétudes, lorsqu’un horrible hurlement » suivi de quelques cris aigus, puis d’un silence épouvantable, vint nous arrêter sur place.

Toh ( un esprit) ! crièrent nos guides.

Koleh (un tigre) ! répondirent mes Malais.

Et personne n’osait plus bouger. J’ordonnai cependant qu’on vînt à moi, et nous demeurâmes groupés pour faire face au danger, quel qu’il pût être. J’avais le revolver au poing, et mes deux matelots, la carabine à l’épaule, attendaient que le tigre se montrât. Rarement j’ai passé trois minutes plus désagréables.

Las enfin de me tenir ainsi sur la défensive, sans savoir contre qui ou contre quoi, je fis signe à nos guides d’avancer dans la direction d’où étaient partis les cris qui nous avaient arrêtés. Le vent s’était justement apaisé, la pluie ne tombait plus, et la lune entre deux nuages jetait d’assez vives clartés sur la cime des arbres voisins. Dociles, mais craintifs, et regardant à chaque pas par-dessus leur épaule si les hommes blancs les suivaient, les jeunes Kayans obéirent. En débouchant sur une clairière voisine, tous deux poussèrent presque à la fois la même exclamation gutturale : Nipa !

C’était bien le Serpent ! .. c’était bien Kum-Lia lui-même, accroupi comme une hyène féroce sur un cadavre qu’il venait de décapiter ; mais quand il leva les yeux sur nous, nul ne se sentit le courage de faire un pas de plus, tant l’expression de ses regards était terrible. Il se releva, tenant par ses longues touffes de cheveux gris une tête de femme dont le masque, sillonné de rides profondes et gardant encore autour de sa bouche béante les hideuses contractions de l’effroi, nous apparut comme une vraie tête de Méduse aux clartés sépulcrales d’une lune d’orage.