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lunes, un village murut que ses habitans avaient entouré d’une solide estacade, et que les Kayans attaquaient en vain depuis longtemps. Ces gens nous bravaient ; je me promis de les réduire. Un jour ils virent sortir des jungles et se précipiter à travers leurs plantations trois hommes sans armes suivis de femmes et d’enfans qui polissaient des cris d’effroi. C’étaient aussi des Muruts, venant des bords d’une rivière éloignée, et que les Kayans poursuivaient après avoir ravagé leur bourgade. Les Blaits accueillirent ces malheureux fugitifs et leur proposèrent un abri dans une de ces grandes maisons où ils logent une centaine de familles. Cette offre fut déclinée : les nouveaux arrivans ne voulaient gêner personne, et demandèrent simplement qu’on leur permît de se construire une hutte provisoire à l’intérieur du rempart et appuyée à ses solides parois. La permission accordée, les fugitifs s’installèrent et pendant six mois travaillèrent assidûment aux diverses cultures de leurs hôtes. Au bout de ce temps, ils étaient regardés comme des frères.

« Un jour qu’on rentrait la moisson, l’un d’eux s’attarda quelque peu au dehors et ne rentra qu’à nuit close. Il expliqua, pour justifier cette conduite inusitée, que l’ardeur de la chasse l’avait entrainé plus loin qu’il ne comptait. La nuit qui commençait était des plus noires. Deux heures avant l’aurore, un parti de Kayans se glissait à quatre pattes le long de la palissade, où ils trouvèrent une large issue pour les recevoir. Les prétendus Muruts avaient petit à petit entaillé profondément les madriers auxquels s’appuyait la demeure. qu’ils s’étaient construite. L’heure venue, il avait suffi de quelques efforts pour abattre ces madriers et pratiquer une large brèche. Quand nous fûmes en nombre suffisant à l’intérieur des remparts, nous poussâmes le cri de guerre, et nos torches furent appliquées aux toitures de feuilles sèches. Jugez de la clameur désespérée qui nous répondit. Les Muruts se jetaient aveuglément hors de leurs maisons incendiées. On sabrait les hommes, on garrottait les femmes. Un grand nombre nous échappa cependant à la faveur des ténèbres, mais il nous resta bien cent cinquante têtes au moins !… Et parmi elles, ajouta Kum-Lia du plus grand sang-froid, celles des trois traîtres qui nous avaient procuré ce beau succès… Que voulez-vous ? quelques-uns d’entre nous n’avaient pas ce qu’il leur fallait, et sans faire de bruit complétèrent ainsi leur butin… »

Tandis que mes interprètes me rendaient, phrase par phrase, cet affreux récit, le chef kayan étudiait ma physionomie, que je m’efforçais de rendre complètement impassible,, et cherchait évidemment à y surprendre les signes de l’admiration que devait m’inspirer sa glorieuse combinaison. Peut-être s’attendait-il aussi à des complimens, mais je me serais coupé la langue avant de me démentir