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Dingun revint le lendemain pour me conduire auprès de Tamawan et des autres chefs, qui, ayant reçu mes présens, m’attendaient pour m’offrir une solennelle bienvenue. Ils étaient une centaine sous le hangar en question, plus quinze ou vingt femmes, dont quelques-unes assez jolies, avec leurs masses de cheveux noirs retenues seulement par un filet blanc qui les rejette en arrière sur leurs épaules bronzées. Toutes étaient jeunes. Il semblait qu’on eût caché les vieillards des deux sexes pour les dérober au regard de l’étranger.

Les deux premières heures de notre conférence furent consacrées à éclaircir les griefs des Kayans contre un négociant anglais et un Malais de Sarawak dont ils prétendaient avoir à se plaindre. Satisfaits de mes explications et de mes promesses, que j’accompagnai de quelques bouteilles de vieux cognac, les chefs me firent immédiatement les honneurs de cette liqueur, si précieuse pour eux. Était-ce libéralité hospitalière ? était-ce crainte du poison ? Peu importe. Il fallut vider le grand verre qu’ils m’avaient offert, rempli jusqu’aux bords, par l’entremise de la plus jolie des jeunes filles groupées derrière Tamawan, et dès que je le portai à mes lèvres, toute l’assistance entonna un hymne bachique. C’est l’étiquette obligée quand on traite un hôte particulièrement honorable. À partir de cet instant, la négociation prit des allures moins réservées ; les visages s’éclaircirent, les paroles devinrent plus abondantes. J’avais en réserve, pour le moment où ils me sembleraient opportuns, certains conseils relatifs à la chasse aux têtes, et ils me parurent venir à merveille quand on m’apprit que l’un des chefs les plus influens, nommé Tamading, était parti, dirigeant une expédition assez nombreuse, pour une de ces horribles razzias. De vagues rumeurs circulaient déjà, relatives à une perte considérable qu’il aurait subie entre le Limbang et le Trusan. Il y avait là une leçon morale que je m’appliquai de mon mieux à faire valoir, et on m’écoutait dans le plus complet silence, avec une gravité que commande expressément la civilité de ces peuplades parlementaires, habituées à délibérer en commun sur tous les sujets d’intérêt général. Mon éloquence pourtant n’eut qu’un résultat bien évident, qui fut de donner soif à mes auditeurs. À peine avais-je fini ma harangue que l’eau-de-vie circula de plus belle, et quand Tamawan se leva pour la réplique, sa voix était un peu rauque : il n’en débita pas moins une composition poétique improvisée à l’heure même en l’honneur de sir James Brooke et de son représentant ; puis il se rassit et traita la question que j’avais soulevée. « Il ne demandait pas mieux, disait-il, que de renoncer à la chasse aux têtes ; Langusin et vingt et un de leurs villages consentaient, d’après ses conseils, à l’abolition de cette ancienne coutume ; mais sur les vingt-huit autres communes