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de ce territoire inabordable, que subsisteront encore, bien des siècles après nous, les derniers débris de la vie primitive.


II

Ce fut au mois d’avril 1851 que le bateau à vapeur Pluto, sous les ordres du capitaine Brett, vint me prendre à Kuching pour me conduire en visite officielle auprès du sultan de Brunei[1]. Ce n’était pourtant pas là l’objet essentiel de ma mission. J’avais à régler quelques différends survenus entre les Dayaks soumis au rajah de Sarawak et les redoutables Kayans du Baram. J’aurais pu me dispenser d’aller à Brunei et à Labuah, qui sont au-delà de l’embouchure du Baram ; mais il fallait y prendre des interprètes et des guides, sous peine de manquer le résultat que nous voulions atteindre et de nous exposer inutilement à de graves périls.

Les Kayans en effet, — qui passent aux yeux de bien des gens pour des anthropophages endurcis, — ont une réputation de férocité fondée sur des faits incontestables. Les quarante-neuf villes ou villages qui forment leur confédération, et dont quelques-uns renferment jusqu’à cinq cents familles, comptent pour ressource principale le produit de leurs expéditions armées, qui, plus fréquentes et plus audacieuses de jour en jour, portent la terreur dans tout le pays. Ces razzias n’ont pas toujours le pillage pour unique but, et, bien que les chefs kayans prétendent n’exterminer que l’ennemi assez mal avisé pour se défendre et réduire seulement en esclavage ceux qui se soumettent sans résistance, on retrouve chez eux, comme elle existait il y a peu d’années encore chez ceux des Dayaks qui reconnaissent nos lois, la terrible coutume de la « chasse aux têtes. »

L’origine de cet usage abominable se perd dans la nuit des traditions indigènes. Ce qu’on en sait de plus certain, c’est qu’il a été importé par les Malais chez des populations naturellement peu sanguinaires, mais qui le sont devenues à leur école. Les Dayaks les plus indomptables et les plus cruels, les Sakarangs par exemple et les Seribas, soumis jadis par les chefs malais, supportaient avec patience un joug presque intolérable. Leurs maîtres cependant étaient sans cesse aux prises les uns avec les autres. Pour recruter leurs équipages de guerre, ils se virent bientôt réduits à se servir des aborigènes que, sans se préoccuper assez de l’avenir, ils habituèrent par degrés aux manœuvres maritimes et à la vie guerrière. L’éducation

  1. Nous nous servons du mot de sultan pour être plus intelligible, mais le véritable titre de ce souverain est long de per Tuan (celui qui gouverne).