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requin comme un régal des plus exquis. La volaille se cuit chez eux avec ses plumes, et les convives la déchirent membre à membre. Leur boisson, qui ressemble à du lait caillé, serait naturellement assez supportable : elle a un goût approchant de celui de la bière qu’on fait avec la sapinette du Canada (spruce-beer) ; mais ils la mélangent de poivre et d’autres ingrédiens jusqu’à la rendre rebutante même pour eux, et l’avalent ensuite par devoir, comme nous prenons l’émétique. On se tire d’affaire cependant grâce au riz de toute nuance, que les femmes dayaks préparent très proprement, et au porc ou sanglier frais, dont ces peuplades font une consommation considérable. Sans ce goût très prononcé pour la chair de l’immonde animal, les Dayaks seraient tous sectateurs de Mahomet.

Le repas à peine fini, — et nous n’étions guère tentés de le prolonger, — les horribles prêtresses du lieu revinrent officier près de nous. Autour de nos poignets et de nos chevilles, elles accrochaient des cordons chargés de grelots ; puis elles nous apportèrent du riz, sollicitant, à titre de faveur suprême (comment, hélas ! nous tirer de ce récit ?), que nous voulussions bien lui communiquer les singulières vertus de notre salive, et, ainsi assaisonné, ces mégères l’avalaient avec une inexprimable satisfaction. L’une d’elles, plus horrible que les autres, y revint jusqu’à six fois, et je crus comprendre qu’elle croyait s’imprégner ainsi d’une véritable eau de Jouvence.

L’orang-kaya, s’avançant alors vers une des fenêtres et jetant sur la foule quelques grains de riz, se mit à réciter d’une voix lente et monotone des poésies traditionnelles auxquelles il ne comprenait absolument rien, ses auditeurs non plus, et qui sont peut-être d’origine indienne ; puis on fit évacuer la salle en grande partie, et les danses commencèrent. Après une pyrrhique exécutée par l’orang-kaya et les anciens de la tribu, le chœur des antiques prêtresses revinrent scène. Elles marchaient sur nous en cadence, passaient l’une après l’autre leurs mains sur nos bras, pressaient la paume de nos mains, et, poussant alors de vrais cris de chouette, se retiraient lentement dans l’ordre où elles étaient venues. Une fois à l’autre bout de la maison, elles recommençaient, sans se lasser, le même manège, redoublant chaque fois ces passes magnétiques, qui avaient pour but d’extraire de nous quelque subtile parcelle de « notre vertu blanche. » Parfois, mais très rarement, une jeune femme osait se mêler à la danse sacrée.

On se fera sans doute une idée favorable de notre longanimité diplomatique en apprenant que trois jours de suite, chaque soir, nous supportâmes sans sourciller cette espèce de supplice. À peine pouvions-nous