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hauteur de pensées qui lui était aussi naturelle que l’air qu’il respirait, car elle prenait sa source dans son indépendance. N’attendre rien des autres est une force merveilleuse ; leur donner toujours, c’est leur être toujours supérieur. Une sérénité que rien ne pouvait atteindre, un désintéressement unique dans l’histoire, la douceur sans mélange d’être admiré, cette royale magnificence qui promenait ses dons de ville en ville et se répandait en œuvres immortelles, le droit de tout oser, mais un respect de soi qui réglait cette audace, une foi profonde qui s’alliait au culte du beau, la pratique de l’art considéré comme une sorte de sacerdoce, tel était le secret de la grandeur de Polygnote. Quel modèle à proposer aux artistes de tous les temps ! quelle vie heureuse, et plus tard quelle mémoire révérée parmi les Grecs ! Ni Zeuxis ni Timanthe ne l’effacèrent, ni Apelle ni Protogène ne le firent oublier. Plus savans, ils paraissent moins grands auprès de lui. Leurs tableaux faisaient plus de plaisir, parce qu’ils étaient parfaits ; mais leurs conceptions s’enfermaient dans un cadre étroit : elles n’avaient point ce sceau divin qui s’appelle la beauté morale. Quand les philosophes voulaient éveiller chez les jeunes gens de nobles aspirations, propres à former des hommes d’état ou des portes, ils les envoyaient devant les peintures de Polygnote. Ils savaient qu’il excellait à saisir le caractère de ses personnages, à faire comprendre leur côté héroïque, de même qu’Eschyle et Sophocle dans leurs tragédies, et à produire par conséquent l’émulation généreuse qui alimente le sentiment moral. Ils savaient que les scènes qu’il avait retracées feraient naître en foule les réflexions, mères de la sagesse, car la peinture des calamités humaines, de la guerre et de ses fureurs, fertiles en injustices autant qu’en exploits, les retours immérités de la fortune, étaient opposés aux images de la mort, des enfers, de la vie future : la pitié pour la destinée des autres et le souci de notre propre destinée sont un double enseignement. Ils savaient surtout que ceux-là agissent sur les âmes qui s’élèvent aux idées générales, qui simplifient la nature pour en tirer des types, et qui dégagent l’art de la diversité des formes pour lui imprimer cette unité supérieure qui est la beauté. Zénon déclarait qu’il était devenu philosophe devant les peintures de Polygnote. Aristote, ce logicien plus capable de rigueur que d’enthousiasme, disait à ses disciples : « Passez devant ces peintres qui représentent les hommes tels qu’ils les voient ; fuyez Pauson, qui les peint plus laids ; arrêtez-vous devant Polygnote, qui les fait plus beaux qu’ils ne sont. » Le même éloge devait être adressé bientôt à Phidias : il résume la grande école idéale qui assura au siècle de Périclès une splendeur que l’humanité ne retrouvera jamais.


BEULE.