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L’oracle de Delphes a joué un grand rôle dans la société antique. Pouvoir spirituel sur lequel s’appuyaient les pouvoirs temporels et que l’on ne dédaignait pas impunément, guide des rois, des généraux, des fondateurs de colonies, sanction des législateurs, de Solon comme de Lycurgue, conseil journalier des particuliers, arbitre de la guerre et de la paix, selon qu’il prédisait la victoire ou menaçait de la colère des dieux, mélange, de politique généreuse et de vues intéressées, de haute sagesse et de puériles supercheries, l’oracle de Delphes fut jusqu’à Périclès le lien moral de la Grèce. Il perdit alors de son autorité parce qu’il resta fidèle à Sparte et au principe dorien, et surtout, parce que la philosophie et l’incrédulité avaient gagné les hommes d’état ; mais au temps de Polygnote l’oracle jouissait de tout son crédit, et Delphes pouvait se dire avec quelque vraisemblance le centre de la terre, c’est-à-dire du monde ancien. De toutes parts affluaient les offrandes ; de toutes part arrivaient les ambassadeurs, ceux de Crésus comme ceux de Tarquin, ceux de Rome républicaine, de l’Étrurie, de Marseille, de la Sardaigne, de l’Occident en un mot, comme ceux de la Macédoine, de l’Asie et des îles les plus reculées de l’Orient. Que de dons magnifiques ! que de statues ! que de monumens ! Chaque peuple de la Grèce élevait un édifice, nommé Trésor, où il consacrait ses trophées ; chaque vainqueur, chaque athlète apportait sa statue : on en compta plus tard jusqu’à trois mille. Toutes ces richesses de l’art se pressaient, non pas avec la symétrie, avec les vastes intervalles, les places, les avenues, les vides qu’aiment les modernes et qui répugnent au goût antique ; le Forum romain, l’Acropole d’Athènes en sont la preuve. Au contraire tout était placé au hasard, rassemblé selon le caprice de chaque époque avec une certaine irrégularité que l’art ne redoutait point, avec une apparence de désordre plus pittoresque qu’une froide ordonnance et propre à produire le mouvement, la variété, l’harmonie. Car il y a cette différence profonde entre notre goût et le goût des anciens : dans nos places, dans nos façades, dans nos groupes de monumens, nous voulons la symétrie ; les Grecs cherchaient l’harmonie. La symétrie établit partout l’équilibre, la régularité ; ce qui est à droite, elle le répète à gauche ; elle promène le cordeau et l’équerre avec l’exactitude du géomètre, — en un mot, c’est une science. L’harmonie au contraire ne force ni les terrains ni les niveaux, elle accepte les obstacles, elle respecte toutes les convenances, elle en profite, elle aime les oppositions et naît parfois des discordances ; — c’est un sentiment. Si l’on veut apprendre combien en matière d’art, le sentiment est supérieur à la science, que l’on compare nos ensembles de monumens les plus vantés aux ensembles de ruines, oui, même de ruines, que nous montrent aujourd’hui Athènes et Rome !