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par quelque lien à sa chère Athènes : c’était une façon de s’éloigner sans secousses et de se consoler par la douceur des souvenirs. On ignore de quelle œuvre il fit don aux Thespiens ; on sait seulement qu’il avait peint un édifice, et que le mur qui portait ses peintures dut être refait un siècle plus tard, sans doute après un incendie. Pausias, peintre de Sicyone, contemporain d’Apelle, fut chargé de décorer la nouvelle muraille ; mais entrer en lutte avec le grand Polygnote était une entreprise téméraire. La comparaison fut fatale au Sicyonien, qui excellait surtout dans les petits sujets et qui avait appris à imiter les fleurs en vivant avec Glycère, la belle marchande de couronnes. Nous ne sommes pas moins sévères aujourd’hui pour les artistes qui ont été chargés de restaurer les fresques de Raphaël à la Farnésine.

Enfin Polygnote, après un séjour prolongé à Thespies comme à Platée, se dirigea vers Delphes, la ville sainte. De même que Phidias exilé ne devait point consentir à illustrer des peuples rivaux des Athéniens, mais se confinait à Olympie, terrain neutre, que le bruit des armes ne troublait jamais, que les prêtres seuls habitaient, que tous les Grecs nommaient leur patrie commune, de même Polygnote ne voulut point embellir des villes ennemies d’Athènes, et Delphes ne l’attira que parce qu’elle était aussi une ville consacrée par la religion, respectée et visitée par toute la Grèce, ornée à l’envi par les nations les plus opposées. Olympie et Delphes étaient pour l’antiquité païenne ce que Jérusalem et Rome sont pour le monde chrétien.

Delphes est sur la pente du Parnasse et domine la vallée du fleuve Pleistos, ombragée par de magnifiques oliviers, qu’il ne faut point comparer aux maigres arbustes de la Provence, mais plutôt aux oliviers de Tivoli. Ce sont des arbres élevés, des troncs séculaires, au pied desquels des irrigations bien ménagées entretiennent une humidité féconde ; leurs feuilles, dont le dessous est gris et comme argenté, se détachent légèrement sur le ciel si pâle, si transparent de la Grèce. Les deux sommets du Parnasse, tant chantés par les poètes, sont séparés par une vaste fissure. À l’endroit même où cette fissure s’arrête et où jaillit la fontaine Castalie, Delphes s’étend sur une terrasse naturelle, disposée en forme de théâtre, adossée à des rochers à pic, dont les couleurs sont éclatantes et dont en même temps l’aspect est sévère. L’air est pur, la vue admirable, et les aigles qui traversent le ravin semblent avertir qu’on est plus près du ciel. Afin que notre imagination ne craigne point de se former de ce site une idée trop grandiose, afin qu’elle se repose sur d’exactes proportions, il faut se rappeler que le Parnasse, couronné de neige pendant huit mois de l’année, est haut d’environ sept mille pieds.