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Les tories, qui retrouvent si souvent leur propre tempérament dans le caractère si anglais de lord Palmerston, ne frissonneront-ils pas à l’idée de se trouver dans le même lobby avec les radicaux pour venger les rancunes de l’école de Manchester ? Puis lord Derby, qui sait si bien et qui prouve si grandement par lui-même qu’il n’est point nécessaire d’être ministre pour exercer une influence prépondérante sur les destinées de son pays, lord Derby surmontera-t-il la répugnance que le pouvoir lui inspire ? Comme l’opposition anglaise conserve toujours la liberté vraie de la parole et de la discussion, comme elle peut toujours jouer devant la nation un rôle actif et digne, il lui est permis de trouver préférables son influence et sa qualité d’opposition de sa majesté à la possession du pouvoir obtenue par des combinaisons artificielles et des pratiques compromettantes. Ce désintéressement est son honneur et son bonheur, enviée en cela par les oppositions d’autres pays où l’on est obligé de tout risquer pour conserver une situation avouable, et même quelquefois pour pouvoir seulement affirmer son existence.

La nation de l’Europe où en ce moment se joue avec une énergie douloureuse le drame du désespoir poussé à bout par l’oppression est la nation polonaise. Pendant deux ans, la protestation des Polonais a été passive : les troupes russes n’avaient en face d’elles que des foules désarmées, des femmes, des enfans, qui se laissaient sabrer en chantant des hymnes et des prières ; c’était jusque dans les églises, au pied des autels, qu’une domination sauvage allait chercher ces singuliers séditieux. L’effet moral de cette protestation unanime était grand sur les officiers qui commandent l’armée russe en Pologne. Il faut le dire à l’honneur de la plupart des officiers russes, ce spectacle de la Pologne qu’ils avaient sous les yeux ébranlait leurs âmes. Unis à l’Europe occidentale par les idées, par l’éducation, par le sentiment patriotique de tout ce qu’il reste à faire à leur pays pour se mettre intellectuellement et moralement au niveau de la France et de l’Angleterre, ils ressentaient l’horreur et le dégoût de la tache qui leur était imposée. Ils comprenaient l’impuissance de la force matérielle contre la vitalité d’un peuple. Ils reconnaissaient que la Russie n’est pas chez elle en Pologne, et qu’un peuple ne naturalise pas son ascendant sur un autre peuple par la violence et la cruauté. Or est-ce qu’aujourd’hui la Pologne est passée de son propre gré de l’attitude passive à l’insurrection ? Peut-on parler, ainsi que l’a fait naguère un ministre, de ce qui arrive en Pologne comme de l’œuvre de passions insurrectionnelles ? Il ne saurait y avoir de doute sur cette question. L’insurrection, c’est le gouvernement russe qui l’a faite ; elle a été pour les Polonais le dernier refuge, l’extrémité à laquelle on les a acculés par des actes que nous n’aurions jamais crus possibles en Europe et dans le temps où nous vivons.

Les sentimens d’humanité et d’honneur de l’Europe ne peuvent pas permettre que l’on donne le change sur le point de départ de cette insurrection. C’est l’abominable recrutement qui a fait la révolte. Conçoit-on quelque