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entendre leurs sanglots et même leurs murmures; qu’elles se révoltent parfois, comme le psalmiste, contre l’étendue de leur malheur: vous ne nous ferez croire à la sincérité de leur résignation que par la sincérité de leur douleur. Vous serez alors dans la vérité de la nature humaine et par conséquent dans la vérité de l’art. Oui, quelque chrétien que l’on soit, quelque assidu que l’on puisse être à retremper son courage par la prière, il est affreux de disputer à la mort un être que l’on aime avec la certitude d’être vaincu dans cette lutte, de sentir à toute heure sa raison condamner cet indomptable besoin d’espérer qui est en nous et sans lequel la lutte même nous serait impossible, de suivre pas à pas, en refoulant ses larmes et le cœur serré, les progrès d’un mal inexorable, de s’abreuver à l’avance de toutes les amertumes d’une séparation qu’on voit chaque jour plus prochaine. Oui, c’est là une torture qui déchire une à une toutes les fibres du cœur, qui use nos forces et épuise notre énergie. Et voilà pourquoi, quand tout est consommé, la lassitude nous prend et la résignation nous arrive plus facile et plus prompte que nous n’aurions osé l’espérer. Ces combats douloureux, ces rudes épreuves, inévitable lot de la triste humanité, voilà la peinture éternellement vraie, partant éternellement neuve, éternellement intéressante, qui s’offrait au pinceau de Mme Stowe, et que nous aurions voulu trouver dans son livre.

Aussi le seul personnage du roman qui nous intéresse parce que, seul, il est dans la vérité de son rôle, c’est Mosès Pennel, quand il s’irrite du calme avec lequel chacun accepte l’arrêt de Mara, quand il refuse de se résigner, qu’il repousse les consolations du pasteur et qu’il est prêt à blasphémer. Cet enfant gâté à qui tout a réussi jusqu’alors, ce caractère volontaire et impérieux doit se révolter ainsi au premier coup qui le frappe, et cette rébellion quoi qu’on en dise dans toute l’île d’Orr, n’a rien qui nous choque et qui nous effraie. C’est une religion trop sévère que celle qui fait nécessairement des pleurs et des plaintes une offense à Dieu. Nous a-t-il donc été ordonné de comprimer tous les mouvemens de notre cœur et de retenir nos larmes, même quand elles nous étouffent? Qu’importe à Dieu que la chair frémisse et crie, pourvu qu’elle se soumette? Nous ne sommes donc point scandalisés : il semble au contraire que ces premiers emportemens de Mosès délassent le lecteur, fatigué de trop de perfection, et qui est heureux de trouver un homme parmi tant de saints. C’est à merveille du reste que l’auteur rend ce besoin de solitude qui vous saisit sous le coup d’une grande douleur, et ces appréhensions naturelles à un noble cœur qui se reproche de n’avoir point suffisamment aimé l’être chéri que l’on vient de perdre.