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ne sût point ce qu’elle aurait pu lui dire, ce qu’elle était tout à fait résolue à ne lui point faire connaître pour le moment. Fallait-il lui apprendre qu’elle n’aimait personne autant que lui? Non, à moins qu’il ne l’aimât plus que tout au monde, et qu’il ne parlât le premier. Mara était ferme sur ce point. Mosès pouvait aller où bon lui semblerait, coqueter avec qui lui plairait, rentrer aussi tard qu’il voudrait : jamais un mot, jamais un regard ne lui donnerait lieu de croire que Mara en prît le moindre souci. »


Mosès donne un libre essor à cette mauvaise humeur que Mara aurait pu faire tomber d’un mot et qu’elle ne prend pas la peine de dissiper; il épanche sa bile en méchans propos sur le pasteur, sur la tante Roxy, sur tout le voisinage :


« — Au diable ! je hais tous ces gens-là. Si je pouvais faire ma volonté, si je pouvais avoir tout ce que je désire et faire tout ce que bon me semblerait, je sais bien ce que je ferais!

« — Et que voudriez-vous avoir, s’il vous plaît? demanda Mara.

« — Bon! En premier lieu la richesse!

« — En premier lieu?

« — Oui, en premier lieu, vous dis-je, car avec l’argent on achète tout le reste.

« — Bien, dit Mara. Supposons qu’il en soit réellement ainsi, et qu’achèteriez-vous tout d’abord avec votre argent?

« — Un rang dans le monde, le respect, la considération. J’aurais une belle habitation où tout serait élégant. Ce ne sont pas les idées qui me manqueraient. Donnez-moi seulement les moyens de les réaliser. Puis j’aurais une femme, cela va sans dire.

« — Et combien seriez-vous disposé à payer pour une femme? demanda Mara de l’air le plus calme.

« — Je l’aurais à cause de tout le reste. Une fille qui ne me regarderait seulement pas aujourd’hui me prendrait pour ma fortune, vous le savez bien. C’est ainsi que cela se passe dans le monde.

« — En vérité! dit Mara; pour moi, je ne m’y connais guère.

« — Oui, c’est ainsi que vous faites toutes, vous autres filles, et c’est ainsi que vous ferez quand vous vous marierez.

« — Ne vous échauffez pas ainsi; je n’en suis pas encore là! s’écria Mara. Allons, il faut que j’aille mettre la table pour le souper aussitôt que j’aurai rangé ces effets.

« Et chargeant ses bras de vêtemens, Mara monta l’escalier en chantant et remit en ordre l’armoire de Mosès, — Sa femme aura-t-elle, comme moi, ces mille petits soins pour lui? pensait-elle. Il est naturel que je les prenne; nous avons été élevés ensemble, et je l’aime comme s’il était mon frère; je n’ai jamais eu d’autre frère que lui. Je l’aime plus que tout au monde, et cette femme qu’il parle de prendre ne pourrait l’aimer davantage.

« — Elle se soucie de moi comme d’une épingle, se disait Mosès. C’est uniquement pour elle une affaire d’habitude et l’effet des idées d’ordre et d’économie qu’on lui a données. Voilà tout. Elle est femme de ménage par in-