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tion sous les regards malveillans d’une immense multitude hostile bien qu’immobile. » C’est pourtant une apologie du marquis et du système de gouvernement inauguré il y a quelques mois à Varsovie. Au commencement encore, le marquis Wielopolski avait quelques amis qui l’aidaient dans son œuvre; à mesure que sa politique s’est déroulée, ou plutôt que sa personnalité s’est donné libre carrière, les uns se sont éloignés, les autres se refroidissent, dit-on; la masse du pays résiste. Et ici, qu’on le remarque bien, tout s’enchaîne avec une redoutable logique : les procédés d’une politique superbe produisent l’irritation, qui est allée jusqu’à des tentatives de meurtre contre lesquelles le marquis s’indigne justement après avoir opposé aux meurtriers un dédaigneux courage, et en même temps les résistances redoublent chez cet homme singulier l’opiniâtreté, la passion de la lutte et de la domination ; elles l’irritent et le poussent à tout faire pour les dompter, elles l’irritent même d’autant plus qu’elles sont plus modérées. Il est convaincu, dit-on, qu’il suffirait d’enlever un millier de personnes dans le royaume pour que tout fût facile ; il se trompe évidemment; mais c’est là le piège et l’entraînement, et c’est ainsi que de conséquence en conséquence la politique dont il est l’âme et le conseil, après avoir commencé par les promesses d’une ère nouvelle, aboutissait récemment à ces deux faits : l’application du recrutement militaire dans le royaume et l’envoi à Saint-Pétersbourg du comte André Zamoyski, aujourd’hui éloigné du pays, sinon exilé, comme si cette figure eût été importune, comme s’il y eût eu un péril dans la présence à Varsovie de cette autre représentation vivante d’une politique toujours debout.

Ce n’est rien sans doute que le recrutement, c’est du moins une condition acceptée sans révolte dans les pays où c’est une obligation relevée et allégée par le prestige d’un devoir national commun à tous et par la durée limitée du service militaire. En Pologne, c’est le supplice poignant et redouté d’une société qui non-seulement voit ses enfans dévoués à un service étranger s’en aller au Caucase, à Orenbourg, jusqu’aux frontières les plus reculées de l’empire, mais qui encore se dit qu’elle ne les reverra plus jamais. C’est le pays périodiquement moissonné dans sa fleur. Je lisais hier encore dans un rapport tout récent du conseil du district de Piotrkow, peinture assurément peu flatteuse et significative de l’état d’abandon où est restée cette partie du royaume pendant trente ans, je lisais, dis-je, que de 1833 à 1856 plus de onze mille jeunes gens ont été enlevés à ce seul district comme recrues : quatre cent quatre-vingt-dix-huit seulement sont revenus, la plupart ayant perdu leur religion, leur langue, leurs coutumes, et impropres à tout travail. Aussi le conseil de Piotrkow déclarait-il le recrutement « le plus grand des mal-