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nation, qu’il irrite ou qu’il étonne. Je n’ai point le dessein de raconter les événemens, encore présens à tous les esprits, qui éclataient au commencement de 1861 sous une forme aussi imprévue que saisissante, qui se déroulaient à travers des répressions décousues jusqu’aux scènes du sac des églises au 15 octobre, et qui, après quelques mois d’une recrudescence de rigueur, ont conduit au gouvernement actuel du royaume avec le grand-duc Constantin pour lieutenant impérial et le marquis Wielopolski pour premier ministre; mais ce qui est aussi curieux que la marche heurtée des faits, c’est le mouvement des idées, des politiques, des passions et des caractères depuis le premier jour où, selon l’expression du marquis Wielopolski lui-même, «une étrange sainteté s’était emparée de la masse du peuple, où l’ordre était maintenu par des enfans. » Il y a dans la récente publication du marquis un mot révélateur. Ce fut une faute, assure-t-il, de la part des chefs de la société nationale, — et par ces chefs il entend surtout le comte André, — ce fut une faute de ne pas s’emparer de cette situation pour la régler, pour préciser les vœux et les besoins du pays, de se borner à une adresse qui n’était significative que par le vague qui s’y laissait voir; c’était livrer le mouvement à lui-même et le laisser devenir la passion d’un peuple. C’est qu’en effet, dans tous ces événemens, ce n’est point le rôle du comte André de formuler des programmes, de préciser des politiques. Sa politique, c’est d’être tout entier du côté de la nation, de s’identifier avec elle, en la guidant et en la modérant sans doute, mais aussi sans diminuer ou altérer sa pensée, de rester en un mot un chef moral, l’expression vivante, ingénue et sensée de tout un ordre nouveau. Pas un seul instant il ne sort de la légalité; mais le jour où on lui demande quel est le moyen de pacifier le pays, il répond avec simplicité : « Il n’y en a qu’un probablement : allez-vous-en ! Vous voyez à quoi vous avez réussi, vous ne réussirez pas davantage.» Le jour où il se trouve devant le prince Gortchakof, lieutenant du royaume, que les agitations de Varsovie troublent et qui lui offre en quelque sorte le combat, il dit : « Non, pas d’armes, pas d’insurrection! Nous ne nous révolterons pas, et nous attendrons. » C’est le mot de sa conduite : se tenir debout sans révolte et sans abdication, accepter le bien, même insuffisant, y concourir, si on le peut, et vivre. Et la question grandissant, s’étendant du royaume aux anciennes provinces polonaises de la Russie, cet homme d’une ingénuité embarrassante, envoyé à Saint-Pétersbourg avec une escorte de gendarmes, est un jour devant l’empereur lui-même comme le représentant naturel non d’une politique, mais d’un pays, n’ayant pour être audacieux qu’à rappeler les engagemens et les promesses de l’empereur Alexandre Ier.