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Certes peu d’événemens ont un caractère plus dramatique que ces massacres de la Galicie éclatant en pleine paix, au milieu d’une Europe civilisée. Un gouvernement complice du carnage et de la dévastation, se servant des passions malheureusement excitées chez les paysans par les propagandes démocratiques pour les tourner contre la noblesse elle-même, soudoyant et récompensant une jaquerie, détruisant les classes l’une par l’autre et voyant dans le meurtre un acte de fidélité à la couronne, c’était là un spectacle fait pour exciter l’émotion et l’indignation. La colère s’alluma dans l’âme du marquis Wielopolski, et il écrivit cette lettre d’une éloquence sombre et terrible, acte sanglant d’accusation contre la politique autrichienne et contre le prince de Metternich. « Avant de descendre dans la tombe, disait-il fièrement au prince, vos pieds ont glissé dans le sang : c’est le sang des descendans de cette noblesse qui jadis a versé le sien sous les remparts de Vienne! » Et cet acte d’accusation contre l’Autriche finissait par une exhortation à la Pologne, « Il nous faut prendre un parti, poursuivait le marquis; à cette marche désordonnée et aventureuse que nous suivons jusqu’à ce jour, il nous faut, au moyen d’une résolution hardie qui pourra faire saigner nos cœurs, substituer une conduite saine et tracée par les événemens. »

Quelle était cette conduite? C’était d’accomplir un suicide héroïque, d’abdiquer les prétentions d’une nationalité polonaise exclusive, de se fondre dans la grande nationalité slave dont la Russie est la tête. « La noblesse polonaise aimera mieux sans doute marcher avec les Russes à la tête de la civilisation slave, jeune, vigoureuse et pleine d’avenir, que de se traîner coudoyée, méprisée, haïe, injuriée, à la queue de votre civilisation décrépite, tracassière et présomptueuse. » Et puis « un Romanof est trop bon gentilhomme pour laisser, même parmi ses ennemis, assommer ses semblables. » Il fallait donc aller à l’empereur de Russie, tant qu’on pouvait encore faire un don acceptable de soi-même, et lui dire : « Nous venons nous remettre à vous comme au plus généreux de nos ennemis. Nous vous avons jusqu’ici appartenu en esclaves par la conquête, par la terreur, et nous comptions pour rien nos sermens extorqués. Aujourd’hui vous acquérez sur nous un nouveau titre. Unissant désormais nos destinées à celles de votre empire, nous nous donnons à vous en hommes libres qui ont le courage de se reconnaître vaincus... Nous ne stipulons pas de conditions. Vous jugerez vous-même quand vous pourrez vous relâcher de la sévérité de votre loi à notre égard. Pas de réserve donc; mais vous verrez une prière, une prière silencieuse écrite dans nos cœurs en caractères flamboyans, cette seule et unique prière : Ne laissez pas impuni le crime commis par l’étranger