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noue, où, sous le coup même d’un effroyable désastre, recommence le travail d’un peuple qui passe vingt-cinq ans étouffé dans la morne obscurité des répressions, qui respire un peu et revoit la lumière vers 1855 pour se relever tout à fait au grand jour des démonstrations de 1861, et par une circonstance curieuse c’est dans cette révolution même de 1830 qui scinde la vie polonaise, qui fait d’une catastrophe nationale le prologue d’une histoire toute nouvelle, c’est dans cette révolution que commence la carrière publique des deux hommes dont la figure se détache sur tout ce mouvement contemporain. De loin, cette révolution apparaît peut-être comme une impatience héroïque, comme un acte de généreuse irréflexion. Les Polonais ont le droit de le croire; nous, en France et en Europe, nous avons à peine le droit de le dire, car ce ne fut qu’à ce prix que la guerre fut détournée, et que la France n’eut point à soutenir le choc d’une coalition nouvelle.

Ce qu’on a toujours soupçonné, mais ce qu’on n’a jamais su qu’incomplètement en effet, c’est à quel point l’empereur Nicolas était déjà engagé contre la révolution de juillet. Son premier mouvement avait été de donner à son ambassadeur à Paris l’ordre de se tenir prêt à partir et de quitter d’abord l’hôtel de l’ambassade, tandis que d’un autre côté il faisait avancer ses forces, dont l’armée du royaume de Pologne était l’avant-garde, tandis qu’il envoyait le maréchal Diebitsch à Berlin pour concerter des préparatifs militaires, et que sa diplomatie partout active s’efforçait de retenir toutes les politiques sur le terrain de la sainte-alliance. L’évidence de ces dispositions de guerre ressortirait de quelques dépêches particulières de M. de Nesselrode aux agens russes, ainsi que d’un mémorandum adressé au grand-duc Constantin et annoté par ce prince. Déçu par l’attitude de l’Angleterre, le tsar comptait du moins sur la Prusse et l’Autriche, et à défaut d’une rupture ouverte avec la France il luttait encore pour qu’on se bornât à reconnaître le roi Louis-Philippe comme lieutenant-général du royaume. Alors éclatait la révolution de Pologne : c’était, suivant une expression caractéristique, l’avant-garde qui se retournait contre le corps de bataille. « Eh bien! messieurs les Polonais, disait le maréchal Diebitsch aux députés de la diète de Varsovie qui passaient par son camp allant à Pétersbourg, votre révolution n’a pas au moins le mérite de l’à-propos; vous vous êtes justement soulevés au moment où toutes les forces de l’empire étaient en marche vers vos frontières... Qu’en résultera-t-il pour vous? Nous comptions faire une campagne sur le Rhin, nous la ferons sur l’Elbe ou même sur l’Oder après vous avoir écrasés... Vous sentez bien que la parole d’un souverain est quelque chose, d’un souverain surtout qui la tiendra envers et contre tous.