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sans préparation, car le secret n’avait été que trop bien gardé, ils apprirent que leurs biens étaient confisqués et leurs personnes prisonnières. Des vaisseaux attendaient les exilés, les soldats formaient la haie jusqu’au lieu de l’embarquement, nulle résistance n’était possible, et huit mille de ces infortunés furent ainsi arrachés à leurs foyers, puis déportés sur la terre étrangère. Que devinrent-ils ? Un écrivain qui s’est imposé la tâche de reconstituer l’histoire de la France dans ses colonies, M. Rameau[1], a patiemment renoué les fils de cette douloureuse odyssée, et l’on peut aujourd’hui se rendre un compte exact d’une dispersion que l’on ne saurait comparer qu’à celle du peuple hébreu. Les plus heureux purent gagner les contrées avoisinantes, Terre-Neuve, le Cap-Breton, le Nouveau-Brunswick, l’île du Prince-Édouard. D’autres furent inhumainement jetés sur la côte américaine, où rien n’était préparé pour les recevoir, et où ils seraient morts de faim sans la persévérante énergie qui les soutenait. D’autres enfin furent gardés prisonniers en Angleterre jusqu’à la paix, et renvoyés alors en France plus misérables que leurs aïeux n’en étaient sortis cent cinquante ans auparavant. M. Rameau a retrouvé des descendans de ces derniers établis sur les landes d’Archigny, dans le département de la Vienne. Il nous en montre d’autres à Cayenne, à la Louisiane, à Saint-Domingue, où ils formèrent la paroisse de Bombardopolis, et partout il les trouve supérieurs à leur désastre par l’inconcevable vitalité avec laquelle ils reprennent racine là où le flot vient les déposer. Le fait était d’autant plus remarquable que l’acharnement des Anglais ne s’en tint pas à cette première déportation. Ainsi une petite colonie acadienne qui s’était reformée à Saint-Jean du Nouveau-Brunswick se vit une seconde fois dépossédée en 1784, et fut transportée à Madawaska, au milieu des montagnes, à trente lieues dans l’intérieur du pays. Une proscription plus cruelle encore, et que les Anglais semblent avoir voulu ensevelir dans l’ombre, atteignit les Acadiens de l’île Saint-Jean, aujourd’hui île du Prince-Édouard : dix années suffirent pour les réduire de 10,000 à 1,500, vers 1770. Ce redoublement de persécution était pourtant sans excuse ; les armes de la Grande-Bretagne l’avaient alors définitivement emporté sur les nôtres au Canada et au Cap-Breton comme à la Nouvelle-Écosse, et nous avions perdu notre dernier boulevard sur cette côte : Louisbourg l’imprenable, Louisbourg si longtemps la terreur des Anglais et l’orgueil des Français.

Les ruines de cette ville sont le seul vestige matériel de notre do-

  1. La France aux colonies, études sur le développement de la race française hors de l’Europe, par E. Rameau, Paris, 1859.