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aussi bien que le langage. Çà et là quelque locution vieillie rappelait depuis combien de temps ces pauvres exilés vivaient loin de la mère-patrie, qu’ils désignaient toujours sous le nom touchant de vieux pays. On eût pu se croire transporté dans un village normand d’il y a deux siècles. Ici demeuraient les Bellefontaine; ce pêcheur qui déchargeait son poisson était un Manette, ce laboureur qui revenait des champs un Lapierre. Pas un nom qui ne nous fût familier. Le sentiment que nous éprouvions ne peut être compris que des Français. Pour l’Anglais et pour l’Espagnol, qui ont couvert le monde de leurs émigrations, rencontrer au loin des compatriotes n’a rien que d’ordinaire ; il en est autrement pour nous, dont, sauf de rares exceptions, toutes les colonies sont passées en des mains étrangères, et ce n’est jamais sans émotion que nous retrouvons au-delà des mers les vestiges de l’empire que nous n’avons pas su conserver. L’émotion était plus vive encore ici, où depuis si longtemps ces débris étaient enfouis dans un coin perdu de la Nouvelle-Ecosse. La population de Chezzetcook peut être de 1,500 âmes environ; originairement formée d’un petit nombre de familles qui ne se sont alliées qu’entre elles, elle s’est accrue et multipliée peu à peu sans que nul mélange étranger vînt s’y glisser, comme la goutte d’huile qui s’étend à la surface de l’eau sans s’y mêler. Serait-il vrai que l’attachement au sol natal se conserve d’autant plus vivace que la position sociale est moins élevée? Au lieu des humbles paysans dont nous parlons, supposons quelques opulentes familles françaises ayant échappé par hasard à la dispersion de leur race et ayant depuis lors continué à s’enrichir : croit-on qu’elles ne seraient pas devenues aujourd’hui anglaises de mœurs, d’idées et de langage? Respectons la pauvreté laborieuse; l’Acadien lui doit le sentiment de sa nationalité.

La France ignore aujourd’hui jusqu’au nom de ces enfans perdus, qui n’en conservent pas moins religieusement son souvenir. A peine quelques érudits se rappellent-ils le chapitre que leur a consacré Raynal et le tableau champêtre qu’il a tracé de leurs mœurs simples et patriarcales. L’histoire de ce peuple oublié et proscrit devrait cependant être plus connue de nous ; il n’en est pas de plus émouvante ni de plus instructive. Les chroniques de l’Acadie s’ouvrent au XVIIe siècle par l’expédition du marquis de La Roche, qui, chargé d’y amener quarante déportés, se contenta de les jeter sur le dangereux récif de l’ile de Sable[1]. Lorsqu’on les y recueillit sept ans

  1. Ce récif offre le curieux phénomène d’une île s’élevant à peine au-dessus du niveau de la mer sur une longueur de dix lieues et une largeur d’un kilomètre. Il présente la forme d’un arc à la convexité tournée vers le large, comme si les puissantes vagues de l’Océan lui avaient donné cette courbure. Ce n’est à proprement parler que la crête d’un banc, et pourtant quelques plantes chétives, quelques flaques d’eau saumâtre permirent aux malheureux déportés de n’y pas mourir tous de faim ; on y montre encore le lieu où la tradition veut que reposent leurs restes, lieu désigné, par une singulière autonymie, sous le nom de Jardin Français (French Garden). Nul écueil dans ces parages n’est plus redouté des marins; les sinistres dont il a été le théâtre pourraient se compter par centaines, et la côte y est littéralement couverte d’une ceinture non interrompue de débris de navires. Le gouvernement anglais entretient sur cette île une petite population de gardiens dévoués, que l’état de la mer condamne souvent à un isolement forcé pendant de longs mois d’hiver, et qui ne reçoivent alors des nouvelles du monde extérieur que par les naufragés dont ils sauvent les jours.