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chaient sur les chemises de laine bleue des matelots descendus à terre pour la poste-aux-choux[1]. Des Indiens de la tribu des Mic-Macs, au teint cuivré, aux cheveux noirs, plats et luisans, attendaient qu’on vînt leur acheter le moose ou le caribou, produit de leur chasse.. Près d’eux, d’énormes saumons et des pyramides de homards étaient vendus par leurs femmes, chaussées de mocassins et enveloppées dans la couverture traditionnelle des Indiennes. Au nègre était réservé le département des berries, fruits-sauvages récoltés dans les bois. Je promenais un regard distrait sur ce monde bariolé, lorsqu’une voix d’un accent singulier prononça derrière moi quelques paroles en français. Je me retournai ; une véritable paysanne normande était devant mes yeux, au court jupon de futaine, aux cheveux en bandeaux, aux grands yeux bruns, profonds et doux. L’homme qui lui avait parlé, son mari probablement, s’éloignait à grands pas. Devant elle étaient des œufs et quelques paires de bas tricotés. En la questionnant, j’appris qu’elle habitait un village nommé Chezzetcook, à huit lieues d’Halifax, et que la population de ce village était exclusivement acadienne et française. Mon interlocutrice n’avait assurément rien de bien poétique ; mais depuis plusieurs jours j’étais poursuivi du souvenir de la race acadienne, si héroïque au sein de ses infortunes, et dans la pauvre paysanne que j’avais sous les yeux il me semblait voir passer je ne sais quelle fugitive lueur de Mignon regrettant la patrie absente. Elle retournait le jour même à Chezzetcook ; je promis d’y aller le lendemain.

Dès le matin, nous étions en voiture. La campagne que traversait la route avait ce caractère particulier à tous les paysages de la Nouvelle-Ecosse : rien de grandiose ou d’abrupt, mais une succession de pelouses ondulées et de coteaux gracieusement couronnés de bois ; de distance en distance, un lac transparent, sur lequel glissait sans bruit quelque pirogue d’Indien, et sur la rive la hutte conique en écorce de bouleau où la squaw, sa compagne, passe la journée à tresser des paniers. Plus loin, le pays était occupé par une petite colonie de nègres fugitifs des États-Unis. Plus loin encore, la mer reparaissait à l’horizon élargi, des barques de pêcheurs étaient halées sur la grève, une centaine de maisons se montraient éparpillées sans ordre le long du chemin : c’était le village de Chezzetcook, groupé autour de sa modeste église de bois. À l’entrée, quelques marmots déguenillés jouaient dans un fossé. Combien résonna doucement à notre oreille leur patois enfantin, émaillé de j’allions et de j’étions ! De même, à la ferme où nous allâmes demander l’hospitalité, tout était français, tout avait été religieusement conservé, le costume

  1. C’est la dénomination métaphorique sous laquelle on désigne à bord d’un navire le canot qui est expédié chaque matin à terre pour le service des provisions.