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d’un plus vif éclat que pendant l’année 1861, lorsque les troubles d’Amérique engagèrent les gouvernemens anglais et français à faire de ce port le centre d’observation de leurs forces maritimes dans ces parages. Les fêtes se succédaient sans interruption. Tantôt c’était un vapeur, au pont gaîment pavoisé et couvert de monde, qui traversait la rade pour aller déposer sa bande joyeuse sur quelque point de la côte; tantôt le rendez-vous était au milieu des bois, et les voitures fuyaient rapidement le long de routes sinueuses qui se perdaient sous les arbres comme les allées d’un parc. Les réunions du soir n’étaient pas moins animées, et la danse s’y prolongeait bien avant dans la nuit. On rencontrait là des officiers dont les régimens avaient fraternisé avec les nôtres dans les tranchées de Sébastopol, des marins que l’on avait connus en Chine ou au Pérou; l’entente cordiale avait rarement été mieux cimentée. Enfin sonnait l’heure de la retraite. On quittait la salle brillante de lumière pour aller chercher le canot le long d’un quai sombre et désert, et la rêverie du bal se prolongeait au son des quatorze avirons qui retombaient dans l’eau à intervalles égaux. Boat, ahoy ! entendait-on héler d’une masse obscure qui se dessinait confusément à l’avant : c’était le vaisseau-amiral anglais. Puis retentissait un second appel : « Ho, du canot ! » C’était la patrie flottante, on rentrait en France.

Dans cette société si vivante, mais circonscrite néanmoins aux limites étroites d’une ville de second ordre[1], un détail me frappait, l’absence complète de l’élément français indigène. Malgré un siècle de domination britannique, il semblait difficile d’admettre qu’aucune famille d’origine acadienne n’eût échappé à la dispersion, et que notre race eût absolument disparu de ce pays dont elle a inauguré l’histoire. Toutefois il était clair qu’il ne fallait pas chercher ces restes dans les classes supérieures de la société. Mes promenades dans la ville et dans les environs ne m’en avaient non plus montré aucun vestige chez la population ouvrière, et je commençais à croire que rien de ce genre n’existait dans cette partie de la Nouvelle-Ecosse, quand le hasard me fit découvrir ce que j’avais inutilement cherché. C’était au marché d’Halifax. Une foule bruyante s’y pressait en tous sens. Les vestes rouges des soldats anglais tran-

  1. Des faiblesses de la petite ville, Halifax a tout au moins l’amour des nouvelles. Un journal y fit un matin le récit émouvant et détaillé d’une rébellion à bord d’un des bâtimens de la division française, rébellion à la suite de laquelle deux des mutins auraient été pendus : « Rien de sinistre, disait le narrateur, comme l’aspect de ces cadavres se balançant au bout des vergues! » Complot, jugement et exécution, tout, d’après lui, s’était passé en moitié moins de temps qu’une tragédie selon Aristote. Les journaux du lendemain renchérirent naturellement sur le premier, et chacun eut son entre-filet : Dreadful execution in the french fleet ! — Tout se réduisait à deux paquets de balais mis au sec et vus à travers une brume épaisse.