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se pressant pour voir encore les traits de la jeune fille. Elles l’accompagnèrent avec des lamentations jusqu’aux portes de la ville. Eusèbe marchait d’un pas ferme en tête du cortège avec les serviteurs de l’église qui tenaient l’image de la Panagia. Tous les consuls présens à Routchouk suivaient en uniforme, escortés de leurs cavas et de leurs domestiques. Le pacha avait envoyé plusieurs de ses officiers, qui marchaient avec les consuls. Un détachement de troupes d’infanterie s’avançait derrière eux pour rendre honneur à la fille du pope, et pour contenir au besoin la foule qui paraissait toujours irritée et menaçante.

Il y avait déjà vingt-quatre heures que Kyriaki reposait dans le petit cimetière des chrétiens lorsque M. de Kératron arriva à Routchouk. Il était à Choumla quand le domestique du prince le joignit, et il partit aussitôt à franc étrier. Il ne s’arrêta qu’un instant en route auprès des commissaires de l’enquête, qu’il rencontra sur son chemin, et il voulut tenir de la bouche de Clician le lugubre récit qu’il avait déjà entendu. Que venait-il faire à Routchouk? Il espérait sans doute voir une dernière fois celle qui l’avait aimé. Quand il arriva, l’agitation provoquée par les funérailles de Popovitza avait déjà cessé, et il lui sembla qu’il entrait dans un désert. Quelques jours auparavant, il se demandait quel rôle Kyriaki devait jouer dans sa vie. En ce moment, il lui paraissait qu’elle seule l’attachait à la terre, et qu’en la perdant il avait tout perdu. Pourquoi était-il parti ? Comment avait-il pu s’éloigner? Il se rappelait l’adieu de la jeune fille quand elle l’avait quitté près des portes de la ville, les yeux voilés de larmes et chargés de noirs pressentimens. Il aurait dû rester alors, pensait-il, et il ne serait point arrivé malheur à Kyriaki; cette pensée l’écrasait comme un remords. Aurélie voulut s’efforcer de le consoler; mais elle s’aperçut tout de suite que sa vue même était devenue insupportable au capitaine. Dès qu’il le put, il prit congé d’elle; comme il avait rapporté pour la princesse et le prince Inesco les saufs-conduits nécessaires, il les laissa continuer leur voyage vers Constantinople, et seul s’achemina tristement vers la France.

Les commissaires de l’enquête, poussés par Kaun, poursuivirent pendant plusieurs mois la punition du crime qu’ils avaient mission de châtier. Ils firent comparaître Eumer-Bey et ses principaux officiers, interrogèrent une grande quantité de témoins. Après de longs efforts, ils réussirent à faire condamner à mort un sergent qui ne fut jamais exécuté.


EDGAR SAVENEY.