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alla chercher la voiture qui était restée à Dérékeuï, y plaça la jeune fille et reprit en toute hâte, avec ce triste fardeau, le chemin de Routchouk. Il y entra avant la fin du jour.

La nouvelle de la mort de Popovitza se répandit aussitôt dans la ville. Une colère sourde gronda dans toutes les familles des Bulgares et des Grecs, et il semblait que chacune d’elles eût perdu un de ses enfans. Une foule compacte se porta devant la maison d’Eusèbe, où Clician avait déposé le cadavre de Kyriaki. Cette foule se taisait, semblant attendre qu’un signal de vengeance partît de l’intérieur de la maison. Son attitude était si menaçante que le gouverneur envoya tout de suite des émissaires à Omer-Pacha pour lui demander des troupes de renfort.

La princesse Aurélie fut frappée de stupeur en apprenant l’événement. Dans les derniers jours qui venaient de s’écouler, aigrie contre Popovitza par une jalousie qu’elle cherchait en vain à dompter, elle lui avait dit quelquefois de dures paroles. Elle se les reprocha amèrement, et songea avec émotion à la tendresse qu’elle avait ressentie pour la jeune fille dans les premiers temps où elle l’avait connue. Elle se rendit chez le pope pour embrasser du moins les restes de la pauvre enfant, après avoir fait monter à cheval le valet de chambre de son mari, chargé de rejoindre en toute hâte M. de Kératron pour lui annoncer la fatale nouvelle.

De son côté, le corps consulaire s’émut. Les consuls se rendirent tous ensemble chez Véfik-Pacha : ils lui remirent une déclaration, rédigée dans les termes les plus énergiques et signée de tous, par laquelle ils demandaient qu’une commission d’enquête fut immédiatement chargée de rechercher les coupables, quels qu’ils fussent, et de poursuivre la punition du crime; ils exigeaient qu’un d’entre eux au moins fît partie de cette commission. Véfik leur assura qu’il partageait leur indignation, et qu’il ne négligerait rien pour qu’un si odieux forfait ne restât pas impuni; il désigna à cet effet, séance tenante, plusieurs de ses officiers, auxquels on adjoignit Kaun. Les commissaires, emmenant Clician avec eux, partirent le soir même pour se rendre au quartier-général du commandant en chef.

Le lendemain matin, la ville de Routchouk était pleine de paysans bulgares arrivés des villages voisins pour rendre les derniers devoirs à la fille du pope. Le récit de sa mort s’était propagé avec une incroyable rapidité dans les campagnes. Les hommes étaient venus seuls, laissant leurs femmes aux champs. Leurs visages, brûlés par le soleil, étaient sombres et irrités. Ils remplissaient les rues qui menaient à la demeure d’Eusèbe. Les gens de la ville en garnissaient les abords et se pressaient dans la cour. Dans la grande salle qui était au bas de la maison, le corps de Kyriaki reposait sur une