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chemin faisant, arrangé une fable, la plus vraisemblable qu’ils avaient pu imaginer pour expliquer leur démarche, et ils la débitaient aux officiers qu’ils rencontraient, afin qu’on leur permît de voir le prisonnier. Tout ce qu’ils purent obtenir, ce fut d’être conduits devant Eumer-Bey.

Vers le milieu du camp, la route se rétrécissait pour s’engager entre deux collines ombragées de petits arbres. Cet endroit en temps ordinaire formait une de ces stations naturelles qu’en Turquie le voyageur rencontre de loin en loin sur sa route, et où la main de l’homme ajoute d’ordinaire quelques accessoires utiles aux agrémens que présente la disposition des lieux. Sur un côté de la route, au pied d’une des collines, coulait une belle fontaine; près de là, une toiture grossière, supportée par quatre poteaux, protégeait un plancher un peu élevé au-dessus du sol et disposé pour le repas des voyageurs. En face, au pied de l’autre colline, était une maisonnette où un cavedji tenait prêts à toute heure son feu et sa cafetière de cuivre.

La nuit commençait à tomber lorsque Clician et Kyriaki furent amenés en ce lieu. Eumer-Bey fumait, accroupi devant la porte du café. Quelques officiers attachés au service du général, quelques soldats se tenaient debout autour de lui. Quand la jeune fille et son compagnon furent en présence d’Eumer, Clician commença le récit qu’ils avaient préparé : la mère de Cyrille était mourante ; ils venaient supplier le général qu’il permît au prisonnier de retourner à Routchouk pour embrasser la bonne femme avant sa mort ; si le général refusait cette faveur, ils demandaient du moins qu’on les laissât voir le jeune homme, afin de reporter ses paroles à sa mère. Eumer le laissa parler longuement sans l’interrompre. Il regardait Kyriaki, dont le charmant visage était tout ému, et qui de temps en temps appuyait d’un mot ou d’un geste le discours de Clician. Quand celui-ci eut fini, Eumer se leva, et, ayant dit quelques mots aux gens qui l’entouraient, il s’éloigna. Un officier invita alors Kyriaki à entrer dans la maisonnette; comme elle hésitait, ne comprenant rien à ce qui se passait, il l’y conduisit de force. Pendant ce temps, des soldats avaient saisi Clician et l’entraînaient malgré ses cris. Ils lui lièrent les poings, lui attachèrent un bandeau sur la bouche, et le poussèrent rudement avec les crosses de leurs fusils jusque hors des limites du camp. Là ils le laissèrent roué de coups, le menaçant de le tuer s’il revenait sur ses pas. Clician, meurtri, désespéré, se traîna jusqu’à Dérékeuï, où il passa la nuit à pleurer et à maudire le nom d’Eumer.

Le lendemain, les clairons des Turcs sonnèrent au point du jour; les troupes d’Eumer levèrent le camp et continuèrent leur marche