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lui imposer silence. S’il avait déjà parlé, elle saurait du moins ce qu’il avait dit et ce qu’Eusèbe pouvait craindre. Elle fit approuver le jour même ce projet à son père. Il ne s’agissait plus que de trouver un compagnon de route qui pût convenablement la guider. Kaun déclina cette mission. Ce fut le négociant Clician qu’on en chargea, comme un homme adroit et prudent.

Kyriaki passa une partie de la nuit devant l’image de sa madone pour se préparer au voyage. Elle lui avait déjà raconté tous les troubles de son âme et n’avait plus de secrets pour elle. Le lendemain matin, elle était vaillante et alerte au moment du départ. Elle monta avec Clician dans une petite voiture découverte qui appartenait à ce dernier, et qui était attelée de deux chevaux. Un domestique de Clician conduisait la voiture, qui prit le chemin de Rasgrad. Quand elle commença à s’éloigner de Routchouk, Popovitza sentit son cœur se serrer. Henri était parti d’un côté, elle partait de l’autre: quand le reverrait-elle ? Un secret effroi l’envahissait, et elle tournait la tête avec inquiétude vers la ville où était son père, et dont les derniers minarets venaient de se cacher derrière les collines. Bientôt le mouvement du voyage, l’ardent désir de mener à bien l’entreprise qu’elle tentait, lui rendirent son courage. Elle ne songea plus qu’aux moyens dont elle se servirait pour faire avouer à Cyrille tout ce qu’il avait dit et pour l’amener à donner le change à ses juges, s’il avait fait déjà quelque révélation compromettante. Elle préparait d’avance ses paroles, consultait Clician sur les ruses qu’elle devait employer, et méditait sur les coquetteries dont elle userait pour dominer le Bulgare.

Arrivés à Rasgrad, les voyageurs apprirent qu’Eumer-Bey venait de se déplacer avec son corps d’armée; il s’était mis en marche la veille pour gagner Turtukaï, qui est située sur le Danube, au-dessous de Routchouk, et d’où il pourrait facilement se porter sur Silistrie dans un moment favorable. On leur dit qu’il devait sans doute camper le jour même en avant du village de Dérékeuï, à quatre heures de Rasgrad. Eumer-Bey avait d’ailleurs emmené avec lui Cyrille et les autres prisonniers envoyés par Véfik-Pacha. Kyriaki voulut gagner Dérékeuï sans retard, bien que les chevaux fussent fatigués, et, Clician y ayant consenti, on se remit en route immédiatement. Ils arrivèrent à Dérékeuï une heure avant la nuit. Au-delà du village, dans un terrain inégal et coupé de broussailles, au travers duquel passait la route de Turtukaï, on apercevait, assez régulièrement disposées, les tentes rondes des soldats turcs. Clician et Kyriaki, laissant la voiture et le domestique dans un grand khan du village, entrèrent dans le camp d’Eumer, cherchant à savoir où était Cyrille et comment ils pourraient lui parler. Ils avaient,