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en état de bien comprendre mes scrupules? — Mais ensuite il en venait à détester ses propres pensées, et le lendemain, quand il revoyait Popovitza chez le consul, il la traitait avec rudesse afin de l’éloigner de lui. Il affectait de ne point lui parler, ou bien il lui faisait durement sentir qu’il ne pouvait y avoir entre eux rien de commun. Popovitza, toujours attentive à ses moindres paroles, allait cacher ses larmes dans un coin de la chambre, et revenait, humble et soumise, chercher à adoucir le capitaine. Plusieurs fois il résolut d’en finir avec la jeune fille par une franche explication; il lui dirait tout ce qu’il s’était dit déjà à lui-même; il lui ferait comprendre qu’il ne pouvait lui donner une plus haute marque d’amour que de rompre une situation fatale, et qu’ils devaient tous deux se quitter par un mutuel sacrifice. Il préparait d’avance des phrases dans la langue hybride qu’il parlait avec Kyriaki, et comme il se trouvait quelquefois seul avec elle dans la maison de Kaun, il essayait d’aborder ce sujet; mais le courage lui manquait au moment décisif ou bien Popovitza ne le laissait pas achever. Elle se trouvait heureuse du présent, sans vouloir songer à l’avenir. Si le capitaine parlait de son prochain départ : — Je m’en irai avec toi, lui disait-elle.

— Où cela?

— Partout où tu iras.

— Tu quitterais ainsi ton père et les tiens?

— Oui, répondait-elle toute rougissante avec l’accent d’une résolution inébranlable.

S’il alléguait qu’il ne pouvait l’épouser : — Pourquoi? demandait-elle.

— Notre religion n’est pas la même.

— J’apprendrai la tienne.

Un matin Popovitza accourut chez le consul, toute palpitante de colère. Henri s’y trouvait seul. Elle s’avança vers lui, et, dénouant un foulard dans lequel ses cheveux étaient enroulés, elle montra qu’il ne lui restait plus qu’une seule de ses deux nattes; l’autre était coupée. Elle expliqua alors au capitaine que cette mutilation de sa chevelure était une injure sanglante, une marque de déshonneur qu’une fille bulgare recevait de ses compagnes quand la voix publique lui prêtait un amant. C’était pendant son sommeil qu’on lui avait fait cet affront, et elle ne savait de qui elle l’avait reçu. Henri la prit dans ses bras pour la consoler. Elle appuya sa tête sur l’épaule du capitaine, apaisée, presque souriante, levant sur lui ses yeux tout humides. — Tu es bon! dit-elle. Que m’importe ce qu’ils disent? que m’importe ce qu’ils pensent? Va, ils peuvent bien m’insulter! Pourvu que je t’aime, pourvu que je te voie, que me fait le