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capitaine dans la maison du consul, où il était plus facile de le soigner que dans la maisonnette qu’il occupait, et on l’installa dans une chambre munie d’un lit à l’européenne. Un chirurgien turc fut appelé et sonda la plaie, qui était profonde et des plus dangereuses, car elle avait effleuré un poumon. Kyriaki et Aurélie s’établirent au chevet du blessé, et lui prodiguèrent ces soins dont les femmes ont le secret, et qui, mieux que les remèdes, guérissent les maladies et les blessures.

De longues journées se passèrent ainsi, pendant lesquelles Popovitza éprouva tour à tour les douleurs les plus cuisantes et les joies les plus vives. Si Henri occupait déjà toute sa pensée avant l’attentat de Cyrille, que ne devint-il pas pour elle le jour où elle le vit blessé à côté d’elle et à cause d’elle! Mais ce jour-là aussi une cruelle incertitude la saisit. Comment expliquerait-elle le crime du jeune Bulgare? comment excuserait-elle sa propre présence chez Henri? Que dirait-elle à son père? Car c’était là le juge dont l’opinion la préoccupait surtout. Quant à la Panagia, il lui semblait qu’en lui ouvrant son cœur elle l’avait mise dans ses intérêts. Que penserait donc le pope? Après une nuit d’hésitation, Kyriaki l’aborda et lui exposa tout ce qui s’était passé. Il y eut bien quelques restrictions dans son récit, quelques circonstances présentées sous un jour adouci; en somme, la pauvre enfant fit noblement ses aveux. Eusèbe les reçut avec douceur, en homme étranger à ces sortes de choses, et dont l’esprit est ailleurs. Il trouva pourtant des paroles de prudence pour sa fille, et l’engagea à ne plus voir le capitaine; mais, comme elle lui représentait que ce n’était pas au lendemain du jour où il venait d’être dangereusement blessé qu’elle pouvait ainsi le fuir, il convint qu’elle devait d’abord le soigner. Il la laissa ainsi toute réconfortée, après lui avoir recommandé toutefois de ne voir le capitaine qu’avec réserve, et de l’oublier le plus vite possible. Popovitza le promit timidement à son père, se le promit à elle-même plus timidement encore, et vint s’établir auprès du lit de son cher malade. Il lui restait en ce moment de mortelles inquiétudes au sujet des révélations que Cyrille avait menacé de faire aux autorités turques. Elle avait appris en effet que le Bulgare, blessé et se traînant à peine, avait été ramassé dans la rue par les cavas et reconduit en prison. Le ressentiment, la douleur, pouvaient le porter à réaliser son odieuse menace. Le second jour cependant un jeune garçon vint remettre secrètement à Kyriaki un billet de Cyrille, qui portait ces mots : «Cyrille voudrait qu’on lui eût coupé le poignet avant qu’il eût frappé; il jure du moins qu’on lui coupera la langue avant qu’elle ne parle. » Le lendemain, le même garçon apporta encore un second billet, qui disait : «Cyrille a agi comme une bête fauve; il va mourir. Jusqu’à son dernier moment, Kyriaki