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battus pour cette fois; mais nous recommencerons. J’ai eu tort de penser que mes Bulgares ne sont bons qu’à manier la charrue. Nous leur trouverons des armes, et ils sauront s’en servir. Le sang versé cette nuit n’aura pas coulé inutilement. — Kyriaki lui rappela les paroles imprudentes qu’il avait prononcées la veille dans l’église, et qui avaient pu être rapportées au pacha. Heureusement les Bulgares seuls les avaient entendues, et le pope espérait qu’il ne serait pas trahi. Il prendrait d’ailleurs des précautions pour sa sûreté, ferait surveiller le pacha par Kaun, et se ménagerait les moyens de fuir, si on songeait réellement à l’arrêter.

Ainsi Eusèbe releva le courage de sa fille, et bientôt tous deux ne songèrent plus qu’aux devoirs qu’ils allaient avoir à remplir pendant la journée pour secourir tous ceux qui avaient souffert de cette nuit funeste. Kyriaki, les membres encore tout endoloris, appela d’abord ses frères et ses sœurs, et chercha avec eux à faire disparaître dans la maison les principales traces du pillage. Le pope sortit dans la ville, surveillant de l’œil les cavas, mais redressant sa taille voûtée et portant haut le front. Il vit Kaun, et le consul, déjà instruit du dissentiment qui avait pris naissance entre Saïd-Pacha et Eumer-Bey, lui apprit qu’il n’avait lieu de rien craindre. Jugeant d’ailleurs le moment venu de se présenter chez le pacha, Kaun revêtit son uniforme consulaire et se rendit auprès de Saïd. Il le félicita d’abord sur la défaite des Russes; puis, de sa voix la plus rude, il se plaignit hautement des excès commis par les bachi-bozouks, demanda que le butin qu’ils avaient en leur possession leur fût enlevé, et déclara que les consuls réunis allaient exiger pour les victimes du pillage une forte indemnité. Saïd, avec son affabilité ordinaire, le pria de porter ses félicitations et aussi ses griefs auprès d’Eumer. Soit qu’il dissimulât ses soupçons, soit que réellement il attribuât au hasard tout ce qui venait de se passer, Saïd ne témoignait aucune défiance contre personne. Clician vint aussi au konak; rassuré par le tour que prenaient les choses, mais pensant qu’à tout hasard un bon procédé dans un pareil moment ne pouvait que le servir auprès du gouverneur, il s’était muni de quelques belles pièces d’or bien nettoyées. D’un ton mielleux, il porta plainte au sujet des dégâts qui avaient été commis dans ses magasins, demanda qu’on lui rendît justice, et, sous prétexte de payer d’avance les frais du procès, déposa à côté du pacha sa poignée de pièces d’or.

Ainsi pendant cette journée la ville de Routchouk s’apaisa. Le calme revint dans les rues. Les esprits de ceux qui avaient tant à craindre à cause des événemens de la nuit précédente se rassurèrent aussi, grâce à l’incurie des autorités ottomanes. Les uns, comme le pope Eusèbe, recommencèrent à rouler dans leur tête des projets d’indépendance; les autres s’abandonnèrent aux pensées plus per-