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se promenait lentement, songeur et soucieux. Dans un angle de la chambre, près du grand fauteuil du pope, une lampe brûlait; Eusèbe rêvait silencieusement aux événemens du lendemain. Kyriaki, étouffant le bruit de ses pas, s’approcha sans être vue; quand elle fut près de lui, elle lui passa doucement les bras autour du cou et appuya sa tête sur le sein de son père. — Tout est donc prêt pour la nuit prochaine? dit-elle. — Et comme Eusèbe la regardait sans répondre : — Je sais, ajouta-t-elle, tout ce qui va se passer. — Le pope, attirant sa fille vers lui, alla s’asseoir dans le fauteuil, et l’enfant se mit à ses genoux. La lampe éclairait de près leurs deux visages; une émotion douce se peignait dans les yeux du pope, et deux larmes coulèrent sur ses joues maigres. Il se sentait fortifié par les caresses de sa fille et heureux de pouvoir lui parler de ce qui l’occupait tout entier. Quant à elle, après les agitations qui l’avaient assaillie pendant cette soirée, elle éprouvait un grand apaisement. Tous deux étaient soulagés en se trouvant réunis dans une pensée commune.

Eusèbe exposa alors à sa fille le détail de ce qui devait arriver pendant la nuit suivante et lui indiqua les dernières dispositions qui avaient été concertées entre les conjurés. Pendant une des nuits précédentes, un de ces sous-officiers russes que Cyrille avait introduits dans Routchouk avait réussi à repasser le Danube; après avoir vu le général Kroulof et lui avoir exposé l’état des choses, il avait rapporté les instructions définitives du général. Dès la tombée de la nuit, comme on était à une époque où il n’y avait pas de lune, un régiment russe traverserait le fleuve dans des barques à deux lieues au-dessous de Routchouk. Un détachement partirait immédiatement pour tourner la ville du côté opposé au Danube et venir attaquer la batterie qui est en amont et qui défend le port; un des Russes débarqués précédemment avait étudié le terrain pour servir de guide dans cette manœuvre. Un autre détachement, avec un guide semblable, se porterait tout droit sur la batterie d’aval, qui est à l’orient de la ville. S’ils s’emparaient de ces deux positions, les Russes étaient maîtres de Routchouk, et la garnison qui gardait les autres forts n’avait plus qu’à se retirer. L’assaut des deux batteries aurait lieu au même instant, à la cinquième heure (c’est-à-dire environ vers une heure du matin); les deux corps qui devaient opérer isolément ces deux attaques agiraient au moment précis, sans se donner d’ailleurs l’un à l’autre aucun signal, de crainte d’éveiller l’attention. On espérait surprendre les Turcs par une brusque escalade.

Le bruit dont, suivant l’habitude, la grande procession de la Panagia remplirait la ville devait dissimuler l’approche des Russes. Le pope guiderait la procession. Il avait mis dans son secret quelques