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avec le revers de sa main ses joues encore humides de larmes, arrêtait ses grands yeux pleins de reconnaissance tantôt sur Henri, tantôt sur Aurélie. La princesse effaçait elle-même avec un mouchoir les dernières traces des larmes de Kyriaki, et rajustait de ses mains les cheveux de la jeune enfant. La fille du pope, encore toute rouge, était vraiment belle à voir: un effroi contenu, une joie incertaine, un étonnement respectueux se peignaient tour à tour sur son visage. Enfin elle baisa la main d’Aurélie en la priant d’offrir ses remercîmens au consul et au capitaine, et de leur recommander qu’ils n’oubliassent pas le pauvre Cyrille; puis elle sortit avec une démarche pleine de grâce et de dignité.

— La jolie fille! dit le capitaine quand elle fut partie. Je ne plains pas ce grand nigaud qui est derrière les grilles du konak, si elle l’aime!

— Elle! dit Aurélie; elle n’y tient guère.

— Qu’en savez-vous?

— Ne vient-elle pas de m’ouvrir son cœur? Savez-vous vous-même à quoi elle songe, votre jeune protégée? Elle pense à chasser les Turcs de son pays. C’est une petite Jeanne d’Arc, ni plus ni moins. Quant à son Bulgare, elle s’y intéresse parce qu’il a risqué sa tête pour l’amour d’elle, et qu’elle veut le tirer du mauvais pas où il s’est engagé. Encore il m’a semblé que la pauvre enfant tremblait plutôt pour son père que pour son amant. Vous devez être au courant de cela, monsieur le consul. Il paraît que le père conspire en faveur des Russes, et qu’il pourrait être très compromis.

— Moi, madame, dit Kaun, j’ignore tout. Je regarde ici les événemens sans même essayer de les prévoir.

Là-dessus il quitta ses hôtes avec un air solennellement mystérieux qui voulait dire : — Tous les incidens de la guerre qui commence sont renfermés dans le creux de ma main.

— Vous savez qu’il est du complot? continua Aurélie quand elle fut seule avec Henri.

— Du complot! du complot! dit le capitaine; on dirait que vous en êtes également, et que je ne suis pas loin d’en être, Dieu me pardonne! Ma chère princesse, je n’ai pas besoin de vous dire que je ne me soucie guère ni des Turcs, ni des Russes, ni des Grecs, ni des Bulgares, ni de votre pope; mais je vous avoue que je m’inquiète des intrigues où vous vous êtes jetée si étourdiment.

— Et d’où vient, s’il vous plaît, que vous traitez avec cette suprême indifférence tout ce qui se passe ici? Ne sauriez-vous porter quelque intérêt à des gens qui risquent beaucoup pour devenir libres? Sans doute vous regardez tout ce qui peuple le Bas-Danube comme des sauvages indignes de votre attention ! A votre aise !