Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/838

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cha. Si pourtant la police s’apercevait de l’arrivée du bateau, ce qui pourrait en résulter de désagréable se passerait du moins la nuit, et on ne serait point en spectacle aux gens. Cette décision prise, Cyrille fut chargé de se procurer une barque et de diriger l’expédition. Vers dix heures du soir, le prince et sa femme, Henri, les deux domestiques, Cyrille et les quatre soldats déguisés, entrèrent dans le bateau. Il était suffisamment grand pour les contenir, mais les bagages ne s’y entassaient qu’avec peine. Le prince Inesco proposait d’en laisser la plus grande partie à Giurgevo, sauf à les faire chercher le lendemain, quand leur folle équipée aurait réussi. — Qu’est-ce à dire? dit Aurélie. Je n’abandonne pas mes effets devant l’ennemi : pas un colis ne restera en arrière! — Il fallut tout charger. Après être sortie du port de Giurgevo, la barque se mit à remonter le Danube et rasa la rive valaque. Cyrille descendit à terre avec les quatre Russes, et à l’aide d’une corde ils hâlèrent le bateau. Pendant trois bonnes heures, ils marchèrent ainsi dans la vase. Quand on se trouva fort au-dessus de Routchouk, ils remontèrent à bord, quittèrent la rive et s’engagèrent dans le fleuve. Cyrille gouvernait, les Russes tenaient les avirons. Le Danube coulait avec violence, et quoiqu’on ramât vigoureusement contre le courant, le bateau descendait le fleuve peu à peu à mesure qu’il se rapprochait de la rive turque. Un vent froid faisait courir les nuages; de fortes vagues déferlaient contre l’embarcation, la remplissant d’eau et fouettant les voyageurs. Le pauvre petit bateau, lourdement chargé, dansait comme sur une mer agitée et menaçait de chavirer. Aurélie plaisantait.

— Je pense, lui dit Henri, que vous en êtes à votre première campagne. Vous la faites bravement.

— Oui, dit-elle, et c’est votre pacha Saïd qui paiera les frais de la guerre. Ce gros Turc qui dort tranquillement à cette heure dans son harem, pendant que mes chapeaux sont là ballottés et peut-être mouillés dans mes caisses ! Des chapeaux de Paris !

Cependant la nuit restait noire. On ne voyait ni l’une ni l’autre des deux rives. Au milieu du tumulte monotone des élémens déchaînés, nos héros, ne sachant s’ils avançaient ou reculaient, trouvaient la traversée interminable. Cyrille, placé au gouvernail, cherchait des yeux la lumière que Kyriaki devait avoir allumée. Il l’aperçut enfin à travers la pluie, qui commençait à tomber drue et forte, en même temps que le vent et le fleuve s’apaisaient. S’orientant à l’aide de ce point lumineux, il devina les grandes masses sombres de la rive, et gouverna vers la petite anse d’où il était parti deux nuits auparavant. Il y aborda enfin deux heures avant le jour. On mit pied à terre dans le plus grand silence. Les bagages furent