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quatre hommes qu’il avait avec lui de la suivre, déguisés en domestiques, et de passer le Danube avec elle. Il ne put dissimuler qu’il s’agissait d’un service de quelque importance à rendre aux Russes, et, refusant d’ailleurs de rien préciser, il eut l’art d’éveiller la curiosité d’Aurélie. Comme elle l’interrogeait sur les motifs qui le poussaient dans une entreprise où il y avait apparence qu’il courait quelque danger, il parla de Kyriaki et avoua que l’amour seul le faisait agir. Par là il acheva de gagner sa cause, et Aurélie consentit à ce qu’il demandait. Cyrille alla chercher ses gens; il leur donna un costume qui pût, à leur arrivée à Routchouk, les faire prendre pour des serviteurs valaques de la princesse : un bonnet de peau de mouton, une blouse blanche avec ceinture argentée, des jambières roulées autour des mollets par des lanières entrelacées. Il se munit des saufs-conduits nécessaires pour gagner et quitter Giurgevo sans éprouver d’obstacle de la part des Russes, et vint avec ses hommes prendre place dans la voiture destinée aux domestiques. Le prince Inesco, qui n’avait point été consulté en cette affaire, demanda des explications; Aurélie dit ce qu’elle savait, c’est-à-dire peu de chose, et ajouta qu’elle entendait qu’on la laissât satisfaire son caprice. Les deux chaises de poste étaient prêtes, attelées chacune de douze chevaux, les postillons en selle; on partit au grand galop.

« La poste française trotte, la poste anglaise galope, la poste valaque vole. » C’est un proverbe qui a cours sur les bords de la Dombovitza, et de fait les petits chevaux maigres et mal peignés de la poste valaque ont une ardeur extrême. On en attelle huit ou douze, deux par deux, aux voitures un peu lourdes, avec un postillon pour quatre bêtes, et ce long attelage fend la plaine, traverse au galop les ravins les plus rudes, passe sans ralentir son allure sur les planches mal jointes des ponts les plus étroits. Faut-il tourner court dans un chemin tortueux, les postillons lancent leurs bêtes hors du chemin, puis les ramènent vigoureusement quand la voiture a atteint le tournant, et toujours au galop! Mais on arrive au relais : les petits chevaux, qui n’ont jamais connu l’écurie, paissent librement dans les prés ou se roulent dans la poussière; on les appelle, et, s’ils ne viennent pas, il faut faire une battue pour les ramener à la maison de poste. Cette manœuvre ne laisse pas d’être assez longue. Enfin on attelle; rien de plus simple que les harnais : une corde en forme de collier où le cheval passe le col et où sont fixés les deux traits; pour les chevaux porteurs, une autre corde passée dans la bouche en guise de mors et de bride : voilà tout le système. Et les postillons prennent le galop, poussant de longs cris lentement modulés. Tous les quarts d’heure, les cordes de l’attelage se rompent; il faut s’arrêter et les renouer. Souvent c’est la voiture