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M. de Kératron, mais qu’en effet il aimait mieux cela que l’inconnu. — D’abord vous me plaisez, disait-il, et puis je saurai du moins à qui m’en prendre, si je dois faire un jour un éclat.

Ainsi se passèrent les premiers mois de l’année 1854. Avril venu, Aurélie déclara qu’elle désirait voyager. Les hostilités commencées dès le mois d’octobre précédent entre les Russes et les Turcs allaient prendre une nouvelle vigueur sur le Danube. Elle désirait voir les troupes en campagne, assister à quelques combats et se rendre par terre à Constantinople. L’idée de ce voyage sourit au prince Nicolas ; quant à Henri, il accepta avec joie l’offre de les accompagner.

Tous trois se mirent donc en route avec le dessein de gagner Giurgevo au moyen de la poste valaque, d’y traverser le Danube, de rester plusieurs jours à Routchouk, puis de continuer à cheval et à petites journées leur route par Torlac, Rasgrad, Choumla, Yassitépé, jusqu’à Varna ; là ils trouveraient des bateaux à vapeur pour gagner Constantinople. Ils partirent de Bucharest avec deux voitures où l’on avait mis tous les bagages qui étaient nécessaires à leur expédition . Nicolas, Aurélie et Henri étaient dans la première voiture ; dans la seconde se trouvaient Constantin, valet de chambre et aide-photographe du prince, et une femme de la princesse. Kalougarini fut la première station de ce voyage. Ils s’y étaient arrêtés pour déjeuner dans la grande auberge du village, quand les événemens que nous avons racontés y amenèrent également Cyrille.

Attablé dans un coin de la salle, le Bulgare considéra attentivement les voyageurs. Il ne pouvait comprendre leur conversation, qui avait lieu en français ; mais il avait vu leurs voitures, échangé quelques paroles avec leurs postillons et appris qu’ils se rendaient à Routchouk. Tout plein de son entreprise, la pensée d’y employer ces étrangers lui traversa l’esprit ; son ardente envie de réussir lui suggéra une conception hardie, et son plan était arrêté lorsque Henri et Nicolas sortirent de la salle pour s’occuper de préparer le départ. Aurélie était restée seule. Le jeune Bulgare, sentant bien qu’il avait plus de chance d’obtenir son aide que celle de ses compagnons, saisit cette occasion et s’approcha respectueusement de la princesse. Le peu qu’il avait appris de la langue valaque dans ses précédens voyages ne lui permettait guère de développer la requête qu’il avait à présenter ; mais il trouva heureusement une autre ressource à sa disposition : Aurélie en effet, comme beaucoup de dames valaques, parlait le grec ; un assez grand nombre de familles phanariotes s’étant établies à Bucharest depuis deux ou trois siècles, la langue grecque s’y est répandue, et, sans qu’elle soit d’un usage commun, il est du bel air de la connaître parfaitement. Cyrille put donc déployer son éloquence. Il demanda à la princesse qu’elle voulût bien permettre à