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la bouche moqueuse; sa tête penchait sur un cou onduleux qui semblait parfois las de la porter. Ces apparences cachaient une femme d’un esprit très résolu. Aurélie avait été élevée par son père, séparé de bonne heure de sa femme, bon boyard de la vieille race, habile à faire rendre aux terres tout leur revenu, à tondre de près ses troupeaux et ses paysans. Il n’avait rien négligé pour l’éducation de sa fille, et lui avait donné les plus excellens maîtres. Celle-ci avait porté dans l’étude une grande liberté d’esprit, goûtant à tout avec beaucoup d’ardeur, sinon avec beaucoup de patience, n’admettant que ce qui lui était démontré, démolissant sans pitié les enseignemens légers que ses professeurs lui présentaient comme des choses sérieuses, rejetant tout le clinquant qu’on essayait de lui donner pour de l’or, comblant son vieux père d’étonnement et d’admiration. Comme ni le père ni la fille n’attachaient une grande importance à la question du mariage, elle épousa en 1849, étant alors âgée de dix-neuf ans, le prince Nicolas Inesco, qui avait de grandes terres, vingt-cinq ans et les dents blanches. Il n’y eut d’autre raison à ce mariage qu’un rapport éloigné de parenté. En entrant dans le monde, la princesse Inesco montra tout d’abord un caractère aussi hardi que son esprit, et qui fut remarqué à Bucharest, où l’on est cependant habitué à voir chacun agir à sa guise. Les jeunes boyards valaques avaient alors de grandes fortunes, très obérées pour la plupart, mais dont ils jetaient les restes par les fenêtres avec un magnifique mépris de l’avenir. Ils se donnaient leurs franches coudées et laissaient carrière à toutes leurs fantaisies. Peu nombreux, se connaissant tous, ils dédaignaient d’ailleurs de jouer la comédie les uns pour les autres. A quoi bon simuler des vertus ou dissimuler des vices sans espoir de tromper personne ? Les hommes s’affichaient sans voile avec des courtisanes, se grisaient à fond dans de tumultueuses orgies, et jouaient avec fureur ou avec adresse. Les femmes, habituées au train de leurs maris, prenaient de leur côté des amans où elles en trouvaient, en changeaient souvent, et faisaient de leur vie une sorte d’odyssée amoureuse où la recherche du plaisir paraissait avoir plus de part que les entraînemens du cœur. Du reste, cette société corrompue ne montrait dans ses opinions aucune intolérance; ceux qui voulaient vivre différemment, et il y en avait, comme on se l’imagine, le faisaient sans que personne s’en étonnât. Liberté absolue pour le bien comme pour le mal. On trouva donc tout naturel à Bucharest qu’Aurélie se montrât très attachée à son mari. On remarqua la franchise de ses manières et un ton tranchant qui contrastaient avec la langueur habituelle de son maintien. Elle s’étudiait avant tout à être vraie à ses propres yeux comme à ceux des autres. Ses volontés étaient nettes, ses caprices même impérieux.