Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/789

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

physionomie des individus l’Irlandais par exemple ne se contentait pas d’être impassible et grave comme l’Écossais, il provoquait le rire autour de lui par toute sorte de tours et de grimaces bouffonnes.

Après avoir visité le pont, je descendis dans les cabines. Là les visages étaient plus sombres ; on eût dit que tous ceux qui avaient un poids sur le cœur s’étaient retirés dans ces lieux obscurs pour dérober aux regards leur mélancolie. Il y avait entre autres un jeune homme qui, assis sur un banc devant une table, jouait à l’aide du petit instrument appelé concertina un air triste et bien connu de nos voisins : les « adieux de Byron à la vieille Angleterre. » Quelques bonnes ménagères étaient déjà occupées à blanchir le peu de linge qu’elles emportaient avec elles, tandis que pendant ce temps-là les hommes étaient obligés de bercer les petits enfans dans leurs bras. Les cabines se divisaient seulement en deux classes (il y en a au moins quatre sur les grands vaisseaux d’émigrans), et les dernières surtout étaient très loin de donner l’idée du comfort. L’air, la lumière et l’espace y étaient dispensés avec une affligeante parcimonie ; il y avait des cases, berths, où s’étageaient comme les rayons d’une armoire jusqu’à huit couchettes superposées les unes aux autres, et si étroites que deux personnes seulement pouvaient s’y habiller ou s’y déshabiller à la fois. Le vaisseau devait rester au moins trois mois sur mer, et l’on se figure douloureusement ce que doit être la vie dans ces prisons flottantes ! Telle est d’ailleurs l’infirmité du cœur humain que les moindres circonstances grotesques font aisément diversion aux pensées les plus mélancoliques. Une scène amusante attira tout à coup sûr le pont un nombre considérable de passagers : c’étaient de jeunes cochons de trois ou quatre mois que l’on chargeait à bord et que les marins se passaient de l’un à l’autre au milieu d’un concert de cris aigus, car les animaux, effrayés et peu accoutumés à être portés entre les bras comme des enfans, exprimaient énergiquement leur détresse, qui soulevait des éclats de rire. Il était déjà cependant cinq heures du soir, et les émigrans regardaient le soleil rouge et insensible se coucher une dernière fois pour eux en Angleterre. Le vaisseau s’ébranla lentement dans le canal au milieu d’une forêt de mâts immobiles. Je comptais descendre à la sortie des docks, mais l’eau se trouva trop basse pour que le vaisseau pût s’approcher de la jetée sans toucher le fond, et je me vis contraint de demeurer à bord. Je commençais à me croire décidément parti pour la Nouvelle-Zélande, ce qui divertissait beaucoup les passagers. Nous entrâmes dans la Tamise, et nous descendîmes le cours du fleuve, remorqués par un steamer. Mes compagnons de voyage (car je m’habituais à les considérer ainsi) se retirèrent en grande partie dans les cabines, où ils s’accommodèrent