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REVUE. — CHRONIQUE.

sans dédaigner la vérité des situations et la propriété des caractères dont il avait à s’occuper, Mozart, s’appuyant d’un bout de son aile d’ange sur la réalité humaine, s’est élancé dans les airs, et il a édifié au-dessus de la baraque où s’agitent les fantoccini de da Ponte une cité idéale qu’il a remplie de ses rêves d’or et de ses harmonies divines. Telle est la signification de Cosi fan tutte, un mélange exquis de vérité et d’idéal, de gaîté bénigne et de douce mélancolie, d’inspiration et de science profonde, enfin une sorte de vision de la vie heureuse exposée par un musicien de la race de Virgile et de Raphaël. Le public et la presse de Paris en général ont accueilli cet opéra presque inconnu de Mozart avec un véritable enthousiasme[1].

Après le brillant succès obtenu par la reprise de Cosi fan tutte, le Théâtre-Italien a produit une nouvelle cantatrice qui a débuté dans la Sonnambula le 19 de ce mois de novembre. Elle se nomme Mlle Adelina Patti et vient directement de Londres, où pendant la saison dernière elle a brillé d’un vif éclat au théâtre de Covent-Garden. Mlle Patti, dit-on, est née à Madrid, d’une famille d’artistes italiens, le 19 avril 1843, et n’aurait aujourd’hui que vingt ans à peine. Nous serions disposé à être plus généreux envers la jeune et sémillante virtuose, qui nous paraît avoir de vingt-deux à vingt-trois ans. Quoi qu’il en soit de ces vétilles d’acte de naissance, il est certain que Mlle Patti a appris la musique de très bonne heure dans sa propre maison, et qu’à l’âge de quinze ans elle s’essaya sur un théâtre de New-York en chantant le rôle d’Amina de la Sonnambula. Après avoir visité avec succès quelques villes importantes du Nouveau-Monde, elle fut engagée par M. Gye, directeur du théâtre de Covent-Garden. C’est à Londres que Mlle Patti s’est acquis en peu de temps la brillante réputation qui lui vaut l’honneur de chanter aujourd’hui à Paris. C’est une personne charmante que Mlle Patti dans sa petite taille aussi svelte que bien prise. Elle a une physionomie heureuse, où brillent l’intelligence et la vie plutôt que la beauté. Ses traits un peu accusés sont éclairés par deux beaux yeux pleins de curiosité, et le tout est couronné par une chevelure noire très abondante. La voix de Mlle Patti est un soprano aigu dont l’étendue dépasse deux octaves, car elle peut aller de l’ut en bas jusqu’au fa supérieur. Cette voix, d’un timbre éclatant et un peu métallique, qui saisit l’oreille comme une lumière électrique frappe les yeux, est d’une souplesse merveilleuse, et la jeune cantatrice en fait tout ce qu’elle veut. Les doubles gammes diatoniques et chroma- tiques, les arpèges de toute nature, les notes piquées, les sauts périlleux, le trille surtout, qu’elle prépare bien et qu’elle fait scintiller longtemps comme un point lumineux dans une nuit obscure, tous ces artifices de la vocalisation sont réalisés par Mlle Patti avec le sourire sur les lèvres et sans le moindre effort. Elle chante avec feu, avec entrain, avec une ardeur juvénile qui saisit immédiatement l’auditeur et l’éblouit. Elle joue comme elle chante, avec audace et sans la moindre hésitation. Mlle Patti est toujours en scène, son visage parle toujours, et toujours il est empreint de la nuance de sentiment qu’elle doit éprouver. C’est une organisation rare que Mlle Patti, une nature d’artiste des plus vaillantes et des plus riches.

  1. Il est assez curieux de savoir qu’on a trouvé dans la bibliothèque d’un amateur de musique, à Mayence, une messe portant le nom de Mozart, et dont tous les morceaux, excepté le Credo, étaient tirés de l’opéra Cosi fan tutte.