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REVUE. — CHRONIQUE.

servent Ferrando et Guglielmo va partir dans quelques jours. Les deux femmes, désolées de ce malheur inattendu, se jettent en pleurant dans les bras de leurs amans, qui surviennent un moment après pour faire leurs adieux. Les deux amans sont à peine partis que don Alfonso demande la permission à Fiordiligi et à Dorabella de leur présenter deux Valaques de ses amis qui viennent d’arriver dans la ville. On devine que ces deux étrangers sont les deux officiers déguisés qui cachent leurs traits sous de formidables moustaches. Une intrigue impossible se noue aussitôt entre les prétendus Valaques et les deux femmes, qui, après avoir appris la mort fictive de leurs véritables amans, finissent par écouter sans colère les propos galans des deux imposteurs. Les choses s’arrêtent à temps, et l’imbroglio se dénoue par le mariage des deux couples réconciliés, ce qui fait dire à don Alfonso, qui a presque gagné son pari : « Heureux l’homme qui prend toute chose par le bon côté ! » Cette morale vaut son prix ; mais on eût pu la tirer d’un conte plus amusant et surtout moins invraisemblable. Quoi qu’il en soit du mérite de ce libretto, qui a toujours été sévèrement jugé, même en Allemagne et du temps de Mozart, puisqu’il a suffi à l’inspiration d’un grand maître, nous pouvons nous en contenter. Il ne faut voir dans ce libretto qu’une espèce de canevas, une pièce à tiroir, c’est-à-dire une succession de scènes et de situations plus ou moins vraisemblables dont l’enchaînement logique est tout à fait arbitraire.

L’ouverture de Cosi fan tutte n’est pas l’une des meilleures de Mozart. Elle n’offre qu’un petit thème gracieux traité par l’auteur avec l’art qui lui est propre, et l’opéra commence par un trio entre Ferrando, Guglielmo et don Alfonso. Ce morceau agréable et court engage l’action, qui se poursuit dans un second trio, où don Alfonso émet ses doutes blessans sur la fidélité des femmes en général. Dans un troisième trio, qui vient après, les trois amis ont fixé les conditions du pari, et les deux officiers expriment la joie qu’ils auront de triompher de don Alfonso, qui répond : « Nous verrons bien ! » — Ce morceau charmant est plus développé et plus agréable que les deux autres ; il renferme une jolie phrase où la voix sonore de M. Naudin produit le meilleur effet.

Dorabella et Fiordiligi se promènent dans un beau jardin en pensant à leurs amans, dont elles tiennent chacune à la main le portrait, qu’elles interrogent avec passion ; elles expriment le ravissement de leur cœur dans un duetto délicieux d’une grâce toute printanière : l’allegro de ce duo est surtout bien joli. Une cavatine pour voix de basse, que chante don Alfonso en se disposant à jouer son rôle difficile, est passée sous silence au Théâtre-Italien, ainsi que bien d’autres morceaux que nous aurons occasion de signaler. Après cet air très court vient un quintette admirable entre les deux fiancées et les trois parieurs. Dans ce morceau compliqué, le musicien doit exprimer à la fois la fausse douleur des deux officiers, la tendresse réelle des deux femmes qui s’attristent sincèrement du départ de leurs amans, dont elles ignorent le complot, et les moqueries perfides de don Alfonso, qui joue dans cette partie le rôle d’un Méphistophélès de salon. Il faut voir et il faut entendre avec quel art, avec quelle inspiration profonde et touchante Mozart a combiné dans un ensemble saisissant ces différentes modifications de l’âme. Il pleure pour tout de bon, ce tendre et mélancolique génie, il ne