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position actuelle, la France et la Russie sont des puissances qu’il serait dangereux de pousser à bout par l’excès d’une surprise. Un agrandissement si soudain de l’influence anglaise dans la Méditerranée créerait notamment en France, même si nous le subissions au premier moment, un malaise politique qui ne tarderait pas à retentir en complications violentes dans toute l’Europe. Du reste, engagée envers la Grèce, l’Angleterre pourrait difficilement garder l’équilibre entre les Turcs et les chrétiens d’Orient ; tiraillée entre deux intérêts, elle serait obligée de faire bientôt son choix. Les Grecs ne tarderaient pas plus à exiger d’elle la chute du Grand-Turc à Constantinople que les Italiens n’ont tardé à nous demander de laisser tomber le pouvoir temporel à Rome. Nos contradictions, nos inconséquences, nos embarras en Italie leur sont une image des effets qu’aurait pour eux une compromission directe en Orient. Quand on est au courant des idées économiques qui règnent dans l’Angleterre contemporaine, on sait que ces idées répugnent absolument à des entreprises extérieures semblables à celle où l’enthousiasme des Hellènes voudrait entraîner le gouvernement britannique. Quand on connaît l’histoire d’Angleterre, on n’ignore pas l’antipathie que les établissemens de leurs princes à l’étranger ont toujours inspirée aux grands hommes d’état libéraux de ce pays. Le comte Russell, le dépositaire par excellence des vieilles traditions des whigs, doit avoir la mémoire toute pleine des violens discours qu’inspirait à Pulteney, à lord Garteret, au premier Pitt, l’immixtion perpétuelle de l’Angleterre dans les affaires d’Allemagne sous l’influence des intérêts hanovriens des premiers Georges. Personne n’est mieux en mesure que le comte Russell de faire valoir dans les délibérations actuelles du cabinet britannique ces enseignemens de l’histoire. Nous espérons donc que l’Angleterre sera assez maîtresse d’elle-même pour donner une réponse négative aux offres de la Grèce. En agissant ainsi, elle ne fera qu’augmenter le prestige que nos négligences et nos erreurs lui ont laissé prendre. À un succès d’influence en Orient elle ajoutera un succès de modération en Europe. Retirant le prince Alfred après avoir recueilli sur son nom l’éclat des manifestations helléniques, elle aura d’un simple geste mis hors de cause cette candidature du duc de Leuchtenberg, avec laquelle on avait un instant caressé l’idée puérile et téméraire de la battre et de l’humilier.

Quant à notre diplomatie, l’unique et modeste triomphe qu’elle puisse obtenir dans cette question grecque est celui que voudra bien lui accorder la prudence anglaise. Notre rôle sera d’obtenir de la Russie qu’elle renonce à une candidature à laquelle le peuple grec ne songe pas, afin que, de son côté, l’Angleterre renonce à une candidature acclamée. Nous n’avons pas besoin d’insister davantage sur cette situation pénible. Il suffit que l’opinion comprenne que tel est le fruit de la politique hésitante, mais partiale pour la Russie, que nous avons suivie en Orient depuis la guerre de Crimée. Plus rapprochés de l’Angleterre, nous eussions évité pour nous l’apparence d’un échec, et nous aurions enlevé à la politique anglaise, en