Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/73

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il a passées sous les drapeaux. En fait, le paysan français ne sait ni lire ni écrire. Un assez bon nombre, la moitié environ, lorsqu’à vingt ans ils ont comparu devant le conseil de révision et qu’on leur a mis un livre sous les yeux et une plume entre les doigts, ont pu déchiffrer quelques lignes et tracer quelques mots ; mais on ne peut raisonnablement compter comme sachant effectivement lire et écrire que celui qui ouvre de temps en temps un livre pour y apprendre quelque chose, ou qui prend volontiers la plume pour écrire une lettre ou faire un calcul. Or j’ose affirmer que dans nos campagnes, parmi la population mâle, entre trente et cinquante ans, il n’y a pas une personne sur dix qui en soit là. Parmi les femmes, il faudrait dire une sur vingt. Une population qui vit dans des conditions semblables est en dehors de la vie civilisée, et à moins de rêves chimériques on n’est pas autorisé à faire fonds sur elle pour un progrès général des arts agricoles, ou pour un accroissement rapide de la richesse publique et des ressources de l’état.

À un autre point de vue, la condition de l’agriculture française laisse beaucoup à désirer, et appelle la sollicitude active du gouvernement et du législateur. Qu’on se rende compte de la situation de la propriété dans les campagnes, particulièrement de celle qui est entre les mains des paysans ; qu’on en trace ce que, dans le style des finances de l’ancien régime, on appelait l’état au vrai. Voici ce qu’on observe. — La législation civile sur les successions favorise le morcellement du sol et par conséquent la constitution de petites propriétés. Je suis loin de trouver à reprendre à cette tendance, mais je remarque à côté, dans le code de procédure, les articles relatifs à la licitation entre mineurs, desquels il résulte que le petit patrimoine est sujet à être dévoré entièrement après deux ou trois transmissions par héritage, et fortement grevé après une seule. Voilà donc juxtaposées des dispositions légales dont la première provoque la formation d’une vaste démocratie reposant sur la population des champs, tandis que la seconde travaille à la détruire.

S’il est aujourd’hui une vérité élémentaire par rapport à la richesse privée et à la prospérité des états, c’est que toute industrie, pour remplir sa destination et être bien productive, réclame le concours du capital. Or le manque de capital a été, non moins que l’absence de connaissances suffisantes, la cause du retard par lequel l’agriculture se signale fâcheusement entre toutes les industries. Ce n’est pas que depuis 1789 le législateur n’ait reconnu qu’il devait faire son possible pour mettre les capitaux à la portée de l’agriculture ; mais la pensée de la protéger à cet égard s’est traduite par la loi de 1807 sur l’intérêt de l’argent, qui limite à 5 pour 100 le taux auquel l’agriculture peut emprunter. Le raisonnement et l’expérience