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parle sans rire du concours qu’il prête à la chose publique? Celui-là est perdu sans doute, si M. Sardou le rencontre, car auprès de lui Fromentel est un héros de toutes les manières. Et le saint-simonien satisfait, enivré d’autorité, qui nous exhorte à bien manger, à bien dormir et à ne plus penser au reste? Et le démagogue servile qui nous somme tous d’observer une rigoureuse discipline, afin de mieux délivrer, à force de victoires, tous les peuples opprimés du pôle à l’équateur? Et le pédant corrompu qui, empêtré de ses flatteries d’autrefois et craignant d’en être arrêté dans sa course, relit attentivement ses œuvres pour y découvrir le nom de César, qui le retrouve avec un cri d’allégresse, et proclame aussitôt qu’il lui a jadis échappé, comme par un pressentiment secret, d’écrire en telle année, à telle page, que César était un grand homme? Et l’apostat, tantôt impudent et tantôt timide, levant fièrement la tête pour mieux éviter les regards, mais arrêté parfois brusquement au détour du chemin par la vue de son passé, comme s’il voyait se dresser devant lui l’ombre sanglante d’un frère? Enfin, pour ne rien oublier, le poète complaisant, cherchant d’un œil avide à quoi peut servir la muse, quel projet il lui serait possible de seconder, quel ennemi vaincu il lui est permis de flétrir? Ne sont-ce point là des personnages plus réels, plus vivans, plus intéressans que les victimes insignifiantes de M. Sardou, plus dignes surtout des traits de la satire? Sans nous piquer d’être prophète, nous penchons à croire qu’un jour viendra où le portrait de ces divers personnages échauffera la verve de M. Sardou, où il sera tenté de les peindre, et non pas en beau, à leur tour; mais ce nouveau dessein, à moins que la liberté des théâtres ne soit enfin conquise, M. Sardou aura quelque peine à l’exécuter, soit que les heureux du jour continuent à être inviolables, soit qu’ils aient cessé par impossible d’être heureux et que la générosité d’autrui les protège.

Puisque ce mot de liberté se rencontre ici sous notre plume, pourquoi ne pas dire ce que tout le monde sait, ce que tout le monde sent? Pourquoi ne pas faire remonter au régime légal des théâtres la part légitime qui lui revient dans cette décadence dont la pièce de M. Sardou n’est certainement pas le dernier terme? Par le système des subventions combiné avec le système des privilèges, l’état est directement le maître de quelques scènes, et il est investi d’un pouvoir indirect, mais irrésistible, sur toutes les autres. Il n’est pas donné à la nature humaine d’exercer avec une rigoureuse impartialité un tel pouvoir, et cette impartialité absolue serait possible, que les intéressés, ayant peine à y croire, n’en seraient pas moins inclinés à la faire par tous les moyens fléchir en leur faveur. Il s’agirait seulement de gloire littéraire que l’état, maître des théâtres, intermédiaire inévitable entre l’auteur et le public, n’échappe-