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faire comprendre; cet ingénieur qui, enfermé dans un parc où il lève des plans sans en avoir averti personne, et forcé enfin de traverser le salon de la maison qu’il doit démolir, fait un discours sur le progrès au lieu d’expliquer sa présence; ces trois hommes qui, l’ayant traqué précisément pour le connaître, et le tenant captif, l’écoutent bouche béante et ne sont pas plus pressés de lui demander ce qu’il vient faire qu’il n’est pressé de le leur dire; ce marquis enfin qui pousse lui-même un jeune homme aux pieds de sa nièce, et qui est stupéfait et indigné de le retrouver un quart d’heure après où lui-même il l’a mis. Dans quel coin de la terre et entre quels êtres doués de raison une suite de scènes semblables peut-elle se passer? On l’ignore; mais l’auteur des Ganaches ne se pique, pas du talent vulgaire d’observer les vraisemblances : il entend garder, en ce qui touche l’action, la liberté de ses fantaisies, afin de viser plus haut; il se flatte d’avoir créé des caractères.

Nous savons en effet que l’auteur des Ganaches écrit mon marquis, mon révolutionnaire, mon bourgeois ; mais il ne suffit pas de mettre hardiment sa marque de fabrique sur ces produits, déjà si usés, de la caricature contemporaine pour nous faire oublier depuis combien de temps nous les voyons circuler dans le commerce. Le roman et le théâtre nous fatiguent depuis plus de dix ans de ce que M. Sardou nous déclare avoir inventé hier. De bonne foi, qui ne s’attend aujourd’hui, — lorsque le rideau se lève sur quelque comédie qui veut être prise au sérieux et qui prétend nous peindre, — qui ne s’attend à voir un noble, ennemi de la civilisation et des lumières, et irrévocablement décidé à refuser sa fille ou sa nièce au jeune ami du progrès que le second acte lui jette le plus souvent dans les jambes? Qui ne sait que le représentant de l’ancien régime doit mettre trois ou quatre actes à écouter en gémissant l’ingénieur avant de se convertir? J’ai dit l’ingénieur, parce qu’en effet c’est aujourd’hui un ingénieur, comme c’était un avocat jadis. Il arrive donc cet homme inévitable, et inévitablement il est aimé d’une jeune fille chargée de réconcilier à la fin de la pièce l’ancien et le nouveau monde. Comment fait-il son entrée? Quoi de plus simple? Tantôt il a tiré quelqu’un de la rivière, tantôt il a arrêté une voiture au galop; le plus souvent, et c’est même aujourd’hui la règle, il vient incognito lever les plans d’un chemin de fer. Il paraît donc, il parle, il triomphe, et la pièce serait finie, s’il n’était indispensable de gagner du temps afin de ne pas renvoyer trop tôt le spectateur, et de confondre les préjugés pendant une heure de plus. Est-ce que M. Sardou croit sérieusement l’avoir inventé, cet ingénieur? Mais c’est le personnage le plus usé, le plus excédant, le plus insupportable du théâtre contemporain. Qu’il entre par la porte ou par la