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La comtesse se prit à rire. — Ah ! tant que vous voudrez, colonel, dit-elle; mais vous serez parfaitement ridicule.

Et en même temps elle entraîna rapidement le baron, son cavalier.

Il importait peu au colonel d’être ridicule, et il allait donner suite à la provocation qu’il méditait, lorsque la jeune femme qui avait interpellé le diplomate l’arrêta à son tour et le pria de lui donner son bras pour une promenade dans les salons. Pierre la connaissait. Mme Dauchamps était la femme d’un intendant de l’armée d’Allemagne et la belle-sœur du général Debain, tué à Wagram. Deux ou trois mois auparavant, quand Aubry conseillait à son ami de chercher une distraction dans l’amour, Mme Dauchamps était au nombre des femmes qui distinguaient le colonel. Il n’avait point eu égard alors à ses avances, qui le laissaient froid ; mais en ce moment il fut heureux de se montrer avec elle. Quoique Mme Dauchamps ne pût être comparée à la comtesse, son amabilité, un peu compromettante peut-être, n’en prouvait pas moins que le colonel pouvait plaire encore. Cependant, tout en se prêtant aux coquetteries de sa compagne, Pierre ne perdait point des yeux la comtesse. Il fut fort étonné de voir qu’elle avait quitté le bras du baron, et qu’au lieu d’être entourée de son cercle habituel, elle s’était assise dans un endroit écarté occupé par des douairières. Elle ne parlait pas et le suivait d’un regard attristé. Après un instant de doute, Pierre s’imagina qu’elle tremblait pour les jours du baron. Cette pensée, qui le torturait, le domina bientôt tellement qu’il passa à plusieurs reprises devant Mme de Sabran avec un air de supériorité et de défi ; puis il songea qu’il se vengerait mieux en affectant de ne point considérer cette aventure comme sérieuse. Il se rapprocha avec Mme Dauchamps du groupe de femmes où était la comtesse, et dans le cours de la conversation dit assez négligemment à Mme de Sabran avec un mélange de hauteur et de pitié : — Vous pouvez être tranquille, madame, pour la personne dont je vous ai parlé; elle ne court aucun danger.

La jeune femme ne répondit pas et se retira presque aussitôt.

Ce brusque départ de la comtesse, son chagrin visible, confondirent le colonel. Il sentit qu’il venait de commettre une mauvaise action. Il accompagna quelque temps encore Mme Dauchamps, mal à l’aise vis-à-vis d’elle, mécontent de lui-même; puis il saisit, pour la quitter, le premier prétexte qui se présenta, et sortit du bal. Une fois dans la rue, il ne marcha point au hasard, mais prit spontanément, et comme s’il en eut d’avance arrêté le dessein, le chemin des Champs-Elysées. C’était là que demeurait la comtesse. Il lui semblait qu’un malheur la menaçait, et il ne serait tranquille que lorsqu’il aurait vu les lumières briller et s’éteindre derrière les rideaux