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alors entre la jeune femme et l’homme qu’elle aurait choisi, car il ne voulait pas qu’un autre pût jouir du bonheur qui lui avait échappé.

A partir de cette soirée, il épia Mme de Sabran et la suivit partout. Il le fit d’ailleurs sans difficulté; loin de fuir le monde, la comtesse était maintenant de toutes les réunions, de toutes les revues. Les soupirans s’empressaient toujours auprès d’elle; elle les attirait et les retenait par sa coquetterie et par son esprit. Quant à Pierre, il commentait les moindres paroles de la jeune femme, il interprétait ses regards, son geste, son sourire. Souvent, dans cette active surveillance, il s’étonnait que ses sens le servissent aussi bien. Ses yeux et ses oreilles lui transmettaient avec les plus légères nuances ce qu’ils voyaient, ce qu’elles entendaient. Le colonel n’avait plus ni atonie ni langueur. Il souffrait encore, mais il vivait; il assistait avec une joie mêlée de tristesse à la renaissante harmonie de l’âme et du corps. Pierre n’avait point remarqué d’ailleurs que la comtesse eût de préférence sensible pour aucun de ceux qui l’approchaient; il lui semblait même assez souvent que l’entrain de la jeune femme était factice. Ses beaux traits se détendaient avec une sorte de fatigue, un sourire sans expression errait sur ses lèvres. Deux ou trois fois il crut s’apercevoir que son regard le cherchait; mais dès que ses yeux rencontraient les siens, elle se hâtait de les détourner. Pierre, indécis, trop fier pour oublier, trop modeste pour espérer, se tenait à l’écart et attendait.

Le colonel saluait la comtesse quand il ne pouvait faire autrement, mais il ne lui parlait plus. Un soir il la vit se diriger de son côté... Elle donnait le bras au baron de N..., jeune diplomate déjà célèbre, l’un des hommes les plus séduisans de cette époque. Lorsqu’elle ne fut plus qu’à deux pas de Pierre, elle s’arrêta, parut hésiter, puis lui dit en rougissant : — Je vois avec plaisir, colonel, que vous vous portez beaucoup mieux.

Le colonel s’inclina, mais ce fut tout. La comtesse était très émue. Elle avait pensé qu’il lui répondrait. Alors, pour cacher son trouble, elle se pencha vers le baron et lui sourit. Celui-ci crut à une faveur et serra doucement le bras de la jeune femme. Il allait lui parler, mais il en fut empêché par une femme fort élégante et très à la mode qui lui demanda en le croisant quel était son avis sur les relations de la France et de la Russie.

Pierre avait vu le sourire de Mme de Sabran et le mouvement du jeune homme. Il eut un de ces transports de jalousie auxquels on ne résiste pas.

— Madame, dit-il d’une voix sourde à la comtesse, vous aimez cet homme, je le tuerai.