Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/714

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le salon où elle était, et il lui sembla qu’elle avait jeté sur lui un rapide regard. La comtesse, plus brillante que jamais, était entourée d’une cour nombreuse, dont elle accueillait et provoquait les hommages. À ce spectacle et pendant quelques instans, Pierre se sentit repris de sa timidité du premier jour. Il oublia qu’il avait sauvé cette femme, qu’elle l’avait distingué, qu’il avait été heureux, qu’il avait souffert pour elle. Il se revit inconnu d’elle, perdu dans la foule, flétri avant l’âge, ayant la conscience de son infériorité vis-à-vis de tous ces hommes, si sûrs d’eux-mêmes, qui parlaient à la comtesse en souriant, sans avoir peur. Il lui pardonna presque d’avoir fait de lui un jouet de quelques jours. Il était naturel qu’elle eût agi de la sorte, et pourtant il y avait eu de la cruauté de sa part. Il la fuyait, la cherchait, l’aimait et la haïssait tout ensemble. Il se décida néanmoins à l’aller saluer. Elle le vit avec indifférence, lui adressa quelques paroles et se remit à causer. Il resta dans le cercle, attendit un instant qu’il crut favorable, et, se penchant alors vers Mme de Sabran, lui dit à demi-voix : — Il faut que je vous parle.

— Vous dites, colonel?... demanda la comtesse de manière à attirer l’attention des hommes qui étaient là.

Pierre répondit par une banalité et s’éloigna la rage dans le cœur. Sur son chemin, il rencontra Aubry, lui saisit le bras avec force et lui dit les dents serrées : — Ah ! c’est une méchante femme !

— Bah ! répondit le commandant. Eh bien ! vraiment la colère ne te fait point de mal! Il y a longtemps que je ne t’ai vu si bonne mine qu’en ce moment.

Et, comme Pierre faisait un geste d’impatience, il l’entraîna vers une glace et lui dit : — Vois plutôt !

Pierre fut surpris en effet en se regardant. Il se tenait droit et la tête haute. Son teint s’était coloré, et ses traits exprimaient un orgueilleux ressentiment. Ce pouvait n’être, il est vrai, qu’une rougeur et une animation fébriles; mais le visage n’en avait pas moins perdu son ancienne immobilité. Il tressaillait maintenant à l’unisson des passions de l’âme, et les partageait en les reflétant. Ce n’était plus, comme à l’époque où le colonel faisait la guerre, un simple masque condamné à l’inertie, ni comme, plus récemment, quand il avait rencontré la comtesse, une physionomie d’une mobilité maladive que des émotions nouvelles et trop puissantes bouleversaient ou couvraient de larmes.

Cependant, sous l’impression des paroles de la comtesse, il s’aperçut à peine de ce nouvel état. Il ne voulait plus seulement se venger; il était jaloux. Il se disait qu’elle ne l’avait point quitté par dédain, et qu’une autre affection avait dû remplacer celle qu’elle avait ressentie pour lui. Qui aimait-elle? Il le saurait et se placerait