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monde. On s’y était entretenu de la manière si romanesque et si prompte dont la comtesse s’était éprise du colonel. On s’en était même étonné. Il y avait alors en France tant d’illustrations guerrières que le mérite de Pierre, si grand qu’il pût éclater un jour, ne suffisait pas à expliquer une passion semblable. Il ne restait donc pour la foule que le contraste si frappant de cet homme maladif et de cette femme dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté. Aubry seul, qui aimait et admirait Pierre, avait pu soupçonner l’éblouissante révélation de tendresse que ses regards avaient apportée à la comtesse. Aussi le brusque changement de Mme de Sabran et ses froides et cruelles paroles le remplissaient d’une douloureuse colère.

Pierre attendait le retour de son ami. En le voyant, il mit la main sur son cœur pour en comprimer les battemens. — Eh bien? fit-il.

— La comtesse, dit avec brutalité le commandant, n’est qu’une franche coquette. Elle a dit que, puisque tu étais malade, le mieux que tu pusses faire était de consulter la faculté.

Tout d’abord Pierre demeura atterré, puis le sang afflua à ses joues. — C’est impossible! s’écria-t-il. — Il fit répéter à Aubry la conversation qu’il avait eue avec la comtesse. Après l’affection qu’elle lui avait témoignée, il ne comprenait pas qu’elle se fût fait raconter toutes les circonstances de sa vie pour arriver à une pareille conclusion. — Tu te seras trompé, dit-il encore, tu auras mal entendu; il faut que je la voie moi-même.

Le commandant haussa les épaules. Pierre se rendit chez la comtesse, mais il ne fut pas reçu.

Le lendemain et le surlendemain, il se présenta de nouveau et ne fut pas plus heureux. Ainsi, pour Mme de Sabran, c’était un parti pris. Le colonel désolé fit un retour sur lui-même. Le changement de la jeune femme à son égard datait du jour où, sollicité par elle, il lui avait avoué les essais, les luttes, le triomphe, les angoisses de sa vie; mais aussi quelle folie que de se confier à la femme qu’on aime ! Elle encourage par une feinte bonté des confidences fatales, et, dès qu’elle en est maîtresse, n’a plus, au lieu de consolation et de pitié, que de l’oubli et du dédain. Aubry avait bien raison : les femmes n’aiment que l’homme qui les domine et qu’elles admirent. Elles méprisent celui qui, dans un instant d’abandon, a l’imprudence de venir chercher auprès d’elles la force qui lui manque. Pierre était humilié jusqu’au fond du cœur; mais, tout en croyant avoir renoncé à son amour, il brûlait du désir de voir une dernière fois Mme de Sabran pour lui reprocher sa perfidie.

Il espérait la rencontrer dans le monde, mais elle n’allait plus à aucune fête. Au bout d’un mois cependant il se trouva un soir avec elle à une réception des Tuileries. Il l’aperçut dès qu’il entra dans