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l’on recommencerait la guerre; mais ce moment, que déjà l’empereur pouvait prévoir, n’était pas arrivé. En l’attendant, Pierre se consumait dans une sorte de néant. Habitué à ne plus vivre que par l’intelligence, et son intelligence n’ayant plus d’aliment, il sentit dans toute sa lourdeur le poids du temps. Il souffrait aussi (quel nom donner à sa souffrance?) de cette séparation de l’âme et du corps qu’il essayait autrefois de décrire à Aubry, et qui maintenant était presque pour lui un état normal. C’était la sensation du vide dans tout ce qu’elle apporte d’oppression et de vertige. En vain il essayait de se reprendre à la vie réelle : son corps, qu’il avait dédaigné, courbé en esclave sous le joug despotique de l’âme, était devenu à son égard un étranger et un ennemi. Il ne savait qu’en faire, et s’irritait de son dépérissement et de sa faiblesse.

Pierre était malade. La vie physique, s’accomplissant mécaniquement en lui depuis trois ans, sans participer aux émotions fécondes de l’âme qui la renouvellent et la font s’épanouir, s’était étiolée et usée. Ce jeune colonel de vingt-six ans n’avait plus d’âge. Son apparence était grêle et chétive, sa taille voûtée, sa carnation sans vigueur. D’admirables yeux éclairaient seuls sa figure pâle et fatiguée. Nul regard humain n’aurait pu avoir plus d’éclairs dans la passion ni plus de profondeur dans la tristesse.

Le jeune colonel cependant cherchait à s’expliquer ce qui lui arrivait. N’était-ce pas étrange? S’il est vrai que ce soit le plus souvent l’activité désordonnée de l’âme qui use le corps, comment se faisait-il que le corps qu’il avait soustrait à toute émotion, dont il avait ramené l’existence à des conditions purement physiques, ne jouît pas d’une santé inerte peut-être, mais florissante? Il en est ainsi pour les fous. L’âme est absente, mais le corps prospère. Sauf quelques crises où la force nerveuse accumulée se dépense en cris et en transports, rien ne trouble d’ordinaire chez eux le tranquille accomplissement des fonctions animales. Seulement Pierre oubliait qu’il n’était pas fou. La séparation de l’âme et du corps ne s’était pas produite chez lui par un accident fortuit, mais par l’action réfléchie et raisonnée de l’âme. Entre elle et le corps, il y avait eu un intermédiaire toujours actif, toujours dissolvant, la volonté. C’était avec la volonté que Pierre avait sans relâche macéré son corps, et l’avait réduit à cet état d’ilote où il se montrait incapable d’aucune initiative et d’aucune énergie.

Le commandant Aubry, qui voyait Pierre de temps en temps et recevait les confidences du jeune colonel, lui fit un jour entrevoir la vérité.

— Tu es puni par où tu as péché, lui dit-il. Tu as voulu que ton corps s’habituât à ne plus se sentir vivre, et il t’a obéi. Cesse de