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cheur, était à une lieue de là sur une petite éminence. A quelques pas en avant de son état-major, tout étincelant d’or et de broderies, il se détachait d’une façon nette et lumineuse sur le ciel d’un bleu foncé. Il observait alors avec une lorgnette le mouvement offensif de son armée, qui ne s’opérait point assez vite à son gré. Pierre lui transmit la prière du maréchal.

— Je ne puis disposer de personne maintenant, répondit brusquement l’empereur. Dites à votre général qu’il se fasse tuer... Et vous aussi, ajouta-t-il en voyant que l’aide-de-camp ne bougeait pas.

Mais Pierre demeura immobile. De la hauteur où il se trouvait, il embrassait avec une étrange sollicitude le champ de bataille. Les deux lignes, autrichienne et française, se développaient à ses yeux au milieu d’un nuage de flamme et de fumée, et ondulaient sous leurs efforts également opiniâtres. La lutte cependant était la plus vive aux deux extrémités, et au centre des Autrichiens, vers les pentes inclinées qui vont de Neusiedel à Wagram, il semblait y avoir une éclaircie. A la vue de cet espace vide, les regards de Pierre se portèrent aussitôt sur les réserves de l’empereur.

— Monsieur, dit Napoléon avec colère et en le secouant par l’épaule, à quoi pensez-vous donc?

Pierre fléchit sur sa selle comme si la main d’un colosse se fût appesantie sur lui. Néanmoins il se redressa.

— Je pense, sire, qu’il serait temps de lancer le corps du maréchal Oudinot sur Wagram.

— Ah! fit l’empereur.

Pierre, effrayé de son audace, n’entendit pas. Il avait enfoncé les éperons dans le ventre de son cheval et était parti au galop. Quand il fut revenu près de la Tour-Carrée, la position de la brigade n’était pas meilleure. Les soldats combattaient en tirailleurs; les deux colonels avaient été tués, et le général Debain venait d’être atteint mortellement par un biscaïen. Il eut pourtant la force de demander là Pierre ce qu’avait dit l’empereur.

— Mon général, l’empereur m’a dit de nous faire tuer.

— C’est fait, dit le vieil officier, qui s’était renversé en arrière.

Pierre et Aubry reçurent le général dans leurs bras. Ils se consultèrent du regard, groupèrent quelques officiers, formèrent en colonne serrée ce qui restait de la brigade, et, montrant le cadavre du général, s’écrièrent : — En avant! — Tout à coup, au plus fort de la mêlée qui s’engagea bientôt parmi les maisons en ruine de la Tour-Carrée, les Autrichiens faiblirent et battirent en retraite. Pierre, étonné, regarda derrière lui, et dans la plaine, parmi des flots de poussière où scintillaient les baïonnettes, vit s’avancer de