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placé au-dessus de la porte, tomba avec fracas à ses pieds, et au grand effroi des assistans, qui le crurent tué, le couvrit d’éclats de bois et de poussière; mais quand la poussière se fut dissipée, on le vit enjamber paisiblement la poutre et continuer son chemin. On s’empressa autour de lui, et il comprit le danger auquel il avait échappé. Toutefois, par une réflexion instantanée, il comprit aussi que le danger était passé, et ne donna, comme cela fût arrivé à bien d’autres, aucun signe de crainte rétrospective. Le général de brigade Debain, qui commandait les deux régimens de Lorient, était présent; il fut frappé au dernier point du sang-froid de Pierre, et, comme il le tenait déjà en haute estime pour son instruction et sa bonne tenue, il le fit nommer capitaine et le prit pour son aide-de-camp.

Sur ces entrefaites, la campagne de 1809 s’ouvrit contre l’Autriche. La brigade Debain fut envoyée en Allemagne et jointe à la division Morand, qui faisait elle-même partie de l’illustre corps du maréchal Davout. Pierre fut au comble de la joie. Il allait donc voir la grande guerre. Il ne se faisait point d’ailleurs illusion sur le rôle très modeste qu’il aurait à y jouer, puisqu’il n’était que simple capitaine; mais il allait suivre les opérations stratégiques, les pressentir, les juger, trouver en les accomplissant la confirmation ou la condamnation des espérances qu’il avait conçues. Il saurait enfin s’il n’était qu’un esprit médiocre ou un officier de génie que les circonstances révéleraient un jour aux yeux de tous. Néanmoins l’impression que le feu pourrait produire sur lui le préoccupait. Il craignait que sa volonté ne fût point assez maîtresse du trouble de ses sens. Il fut bientôt rassuré. Son corps, auquel il avait ordonné de ne point trembler, avait si bien pris l’habitude d’obéir, qu’il resta impassible au milieu des grands bruits de la bataille. Cette impassibilité même avait un inconvénient. La bravoure d’un jeune officier doit être brillante et non passive. Il n’importe pas qu’il soit un tacticien consommé, il faut qu’il sache courir au milieu des ennemis le sabre en main, ou porter un ordre à bride abattue. Pierre le sentit, et, toutes les fois qu’il en trouva l’occasion, il se jeta résolument dans la mêlée; mais comme la passion ne présidait point à la lutte, comme l’âme du jeune homme n’était point en courroux pour précipiter les coups que son bras portait, il voyait le carnage dans tout ce qu’il avait de hideux et de répugnant, et il ne frappait jamais sans frissonner. C’était le corps qui se révoltait instinctivement contre l’œuvre de destruction qu’on lui faisait froidement accomplir.

Un jour que Pierre venait d’enfoncer son sabre dans la poitrine d’un soldat autrichien, Aubry, qui était près de lui, le vit pâlir. — Qu’as-tu ? lui dit-il. Es-tu blessé?