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nuité des âmes, les nobles préoccupations de l’esprit, que la lumière morale et intellectuelle vacille et menace de disparaître dans le torrent des convoitises et des intérêts matériels, qu’il n’y a plus d’autre solennité pour le siècle que l’inauguration d’un chemin de fer, d’une voie de communication vers l’Indo-Chine ou d’un boulevard. Et cependant il faut dire comme le père Gratry : « Ce qui m’étonne, c’est qu’on désespère. »

Dans ce vaste mouvement qui s’accomplit, l’idée n’est point aussi absente qu’on le croit. La toute-puissance du droit, d’un droit nouveau si l’on veut, éclate dans certains événemens. La jeunesse n’est point tout entière à l’entraînement des jouissances, aux plaisirs frivoles, aux goûts turbulens; elle est aussi à la tâche rude et laborieuse, aux travaux sérieux, à l’étude, et à tout prendre elle peut différer de la jeunesse d’autres époques sans avoir moins de sève, sans être moins agitée du mystérieux tourment intérieur. Dans l’ensemble de la société, dans les mœurs, dans les lois, dans les rapports des hommes, n’entre-t-il point par degrés plus d’humanité, plus de douceur, plus de justice? Et si tout cela existe, est-ce donc un acheminement vers la décadence? La vérité est qu’on dépense souvent beaucoup de talent à prouver qu’il n’y a plus de talent, beaucoup de vigueur morale à démontrer qu’il n’y a plus de vie morale, et beaucoup d’esprit à prononcer l’oraison funèbre de l’esprit. Ce grand essor de forces et d’intérêts matériels a ses dangers et crée des conditions nouvelles, je le veux; mais cela empêche-t-il l’âme humaine de rester la motrice féconde? Je me souviens que j’assistais un jour à une de ces inaugurations de chemins de fer qui sont les solennités de notre temps. Lancées des deux extrémités de la grande voie, deux locomotives, traînant après elles de longs convois, devaient se rejoindre à un point central. Là était dressé un autel où un prêtre se tenait debout, et au moment voulu les deux puissantes machines ralentissaient leur marche en frémissant et venaient expirer en quelque sorte au pied de l’autel. Obéissant à l’intelligence qui les avait conduites jusque-là, elles venaient s’abaisser devant une main levée pour les bénir. N’est-ce point l’éternelle image de la soumission de la matière à l’idée, représentée par tout homme, prêtre, écrivain, penseur, chargé de rallumer, d’entretenir sans cesse la lumière intellectuelle et morale?


CH. DE MAZADE.