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la réalité sera toujours loin de ressembler, même en tendant incessamment à s’en rapprocher. Le monde traîne après lui mille difficultés pratiques avec lesquelles il faut bien se résoudre à compter. Il y a de vieux intérêts qui se défendent avec âpreté, de vieilles traditions, de vieilles organisations qui s’obstinent avec la ténacité de tout ce qui dure depuis longtemps. Une multitude de passions, de préjugés, d’habitudes, s’agitent pêle-mêle, compliquant la marche des affaires humaines, et plus la civilisation s’avance, plus les complications s’accumulent et grandissent. Que de fois n’a-t-on pas effrayé le monde avec ce seul mot de nouveauté, et que de fois n’a-t-on pas ajourné un acte de justice sociale ou internationale, parce qu’il implique toute une transformation devant laquelle on s’arrête effaré ! De là ce travail de compromis permanens entre les intérêts anciens et les aspirations nouvelles, entre ce qui a été et ce qui doit être, entre le fait et le droit. La politique vit de ces compromis, elle se débat au milieu de ces difficultés qui retardent sa marche, elle conduit diplomatiquement les hommes et les peuples ; mais en même temps il y a un autre rôle moins diplomatique pour un certain ordre de penseurs tels que le père Gratry. Ce n’est point leur œuvre de négocier sans cesse avec la réalité. Ce qui fait leur originalité et leur puissance, c’est d’échapper à tous ces liens de la politique de tous les jours, de garder l’indépendance incorruptible de leur foi morale et de leur intelligence, de rappeler sans cesse que les révolutionnaires seuls ne sont pas subversifs, qu’il y a des gouvernemens qui peuvent l’être, qu’il y a souvent des factieux dans les conseils comme dans la rue, et que la vérité luit pour tout le monde.

Quoi qu’il en soit, ainsi marche cet esprit élevé et ardent, contemplant du seuil du sanctuaire, à la lueur de la lampe sacrée, le mouvement des choses, et faisant de tout l’objet d’une méditation émue, parfois saisi de grandes tristesses, de sévérités indignées, au spectacle des déviations et des influences mortelles qui semblent envahir le siècle, puis se reprenant à l’espérance et répétant : « Ce qui m’étonne, c’est de voir aujourd’hui des chrétiens désespérer du monde et du progrès des sociétés vers la justice. » Et cette lutte intérieure de l’espérance et du découragement, de la sévérité et de la sympathie, n’est-elle pas l’histoire de tous les esprits sincères? C’est la destinée de notre temps d’inspirer les sentimens les plus divers et de donner surtout par sa confusion puissante de trop faciles raisons à ses détracteurs, à tous ceux qui se découragent et désespèrent. On dirait, à n’observer que certains côtés, — et qui ne s’est point laissé aller parfois à ces impressions attristées? — que tout s’en va, le droit, le génie, le talent lui-même, la jeunesse, l’ingé-