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seulement dans cette conception nouvelle de liberté et de justice le père Gratry ne voit rien d’incompatible avec la tradition vraie, avec le rôle naturel de l’église, mais c’est l’église même qui dans sa pensée est appelée à être l’organe de ces idées d’équité et de grandeur morale. C’est une parole de l’Évangile, la parole de Jean à Hérode au sujet d’Hérodiade : « Vous n’avez pas le droit de garder cette femme, » c’est cette parole qui conduit l’auteur à ces applications nouvelles. « J’avoue, dit-il, que je ne lis jamais ces mots de l’Évangile : « Vous n’avez pas le droit de la garder, » sans penser… à tous ceux qui possèdent des hommes et surtout des nations. Il y a aux États-Unis cinq millions d’hommes que d’autres hommes possèdent contre la loi de Dieu : « Vous n’avez pas le droit de les garder ! » Il y a en Europe une nation divisée, possédée, égorgée… « Vous n’avez pas le droit de la garder ! » Il y a aujourd’hui d’autres peuples, petits ou grands, possédés par la force, sans compter l’Orient chrétien : « Vous n’avez pas le droit de les garder ! » Or qu’arriverait-il, je vous prie, si le vicaire de Jésus-Christ, élevant sa voix comme il l’a fait souvent dans le cours de l’histoire et nommant par leur nom chacun de ces tout-puissans criminels, disait : « Vous n’avez pas le droit de la garder ! » Certes il y aurait aujourd’hui comme alors des buveurs et des courtisans pour exciter le maître à tuer le prophète de la justice et de la vérité, il pourrait y avoir des catacombes pour l’église du Christ : Jésus irait encore se recueillir au désert pendant un temps ; mais aussi bien des miracles s’opéreraient alors, et l’on pourrait dire comme Hérode : « C’est une résurrection !… »

Qu’arriverait-il en effet, si tout ceci était une réalité ? Qu’arriverait-il, si, selon la pensée du père Gratry, l’église libre autant qu’autrefois, plus libre qu’autrefois, acceptait ce rôle de rendre témoignage d’une même voix et comme un seul homme contre tous les attentats et toutes les iniquités ? Je ne sais ce qui arriverait, je ne veux pas même presser l’opinion du père Gratry ; mais cette situation aurait sans doute d’étranges conséquences, et pour le moment, il me semble, la question de Rome se trouverait singulièrement simplifiée en un certain sens. Alors toutes ces questions de territoire actuel, de provinces pontificales détachées, d’inaliénabilité du domaine temporel, disparaîtraient pour ne laisser place qu’à cette autre grande question de la liberté religieuse et d’une indépendance nouvelle du saint-siège fondée sur une base moins périlleuse que la suspension du droit d’une nationalité cherchant à se concentrer dans son unité.

Après cela, je ne l’ignore pas, cet idéal de justice, de liberté, de vérité, présenté comme une noble lumière, n’est qu’un idéal auquel