Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/692

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

produit dans notre patrie la plus grande, la plus violente des révolutions, et le plus grand, le plus puissant génie guerrier? Qu’ont produit ces deux forces dès qu’elles sont devenues violentes? Un retard de deux siècles pour le progrès du monde moderne. Oui, il y a parmi nous le germe, et puis la force violente qui brise le germe... La marche vers le progrès recommencera le jour où les nations européennes auront commencé à comprendre que la violence n’est pas la force, mais l’obstacle, et que la force c’est la justice, la liberté, la vérité, la douceur et la paix. »

La force violente, c’est dans l’ordre intérieur tantôt l’anarchie, tantôt le despotisme, et dans les rapports des peuples entre eux la suppression des droits légitimes, la domination abusive des uns sur les autres, toujours l’absence de la justice. Manifestement aujourd’hui en Europe il y a des justices qui ne sont point faites, il y a des plaies ouvertes, des situations contraintes, des empires caducs, des populations qui attendent, une multitude de questions enfin qui s’agitent à la fois dans une douloureuse et oppressive obscurité. Que la diplomatie fasse son œuvre dans cette obscurité, qu’elle mesure son action aux nécessités de chaque jour, aux possibilités et aux circonstances : elle ne peut faire rien de plus dans une époque où les événemens marchent tout seuls, échappant à toute direction ; mais en même temps c’est le rôle des penseurs d’embrasser du regard ce mouvement contemporain, d’en observer les grandeurs et les faiblesses, de sonder le secret d’une crise où sont engagés tous les intérêts du monde moderne. Je ne suis pas sûr que le père Gratry ait réussi à remplacer avantageusement l’empire turc, que je livre volontiers à ses sévérités ; je ne crois pas qu’il soit toujours suffisamment juste envers l’Angleterre : ce qui est certain, c’est qu’il a du moins un instinct énergique de cette situation générale qui est sous nos yeux, et qu’il la décrit avec un frémissement religieux où l’on distingue comme un retentissement d’espérances déçues, comme un reflet des souvenirs d’autrefois. Il y a en effet dans le livre de la Paix une page émouvante où l’auteur rappelle tout ce qui faisait battre le cœur de la génération à laquelle il appartient : « Nos jeunes frères qui entrent aujourd’hui dans la vie, dit-il, n’ont pas connu les espérances de la génération qui les a précédés, de ceux qui comme nous croyaient tous que le XIXe siècle ne finirait pas sans avoir aboli les monstrueuses iniquités qui souillent encore la terre. » Alors on allait combattre en Grèce, on chassait la barbarie d’Athènes et du Péloponèse et on croyait voir la reconstitution de l’Orient; alors aussi on protestait sans relâche pour la grande cause de la Pologne, et il eut été impossible de croire que le joug ne ferait que peser de plus en plus pendant trente ans sur